lundi 24 décembre 2012

UNE HISTOIRE DE CUL

 

LE TROISIÈME ANNEAU
 

 
Je gagne plus d’argent avec mon cul qu’avec la littérature, disait Costas Taktsis.
Moi aussi. La littérature ne me rapporte rien, je veux dire. Et le vin pas beaucoup plus.
Ce n’est déjà pas si mal de conjuguer deux sources de profit si éloignées l’une de l’autre. Tout le monde ne peut pas être Costas Taktsis. Si je peux parler de moi, m’en suis-je jamais privé ici ?, mes sources de profit étant si peu satisfaisantes, qu’au vin et à la littérature, je me demande s’il ne serait pas opportun d’adjoindre mon cul. C’est une stratégie comme une autre.
N’est-ce pas trop tard ? On peut déguiser sa littérature, la rendre désirable, monnayable, mais c’est plus difficile pour son physique et le plus souvent pathétique. Bon, on ne sait jamais. Peut-être que. On verra.
Je ne connais pas le cul de Costas Taktsis, je peux seulement affirmer sans difficulté aucune, en refermant Le Troisième anneau que sa littérature était supérieure à son cul. Même si c’est un peu vaniteux de s’instaurer ainsi juge de la littérature et du cul.
D’ailleurs son cul l’a tué.
Costas se travestissait et se prostituait dans les rues d’Athènes, il en est mort, sans doute assassiné par son dernier client, le 25 août 1988, à 61 ans. La littérature, cette ingrate, aurait été bien inspirée de faire une place de choix à Costas, et de mieux le nourrir, elle nous aurait sans doute délivré quelques œuvres supplémentaires dont son cul nous a privé. Mais au fond la littérature a-t-elle un pouvoir sur son créateur. L’art protège-t-il. Élève-t-il. Corrige-t-il des faiblesses humaines ? Est-il fait pour ça ? En quoi, dans un individu, l’artiste occuperait une position hiérarchique supérieure à celle de l’humain attaché à la satisfaction de ses désirs biologiques ? Après tout Taktsis préférait peut-être les œuvres de son cul à celles de son esprit. Qui sait ?
Au sein de la rare production de Taktsis, celle en tout cas traduite en français, où on trouve plutôt des poèmes et quelques nouvelles, je suis tombé, par un heureux hasard, sur Le Troisième anneau, roman paru en Grèce en 1962 et édité chez Gallimard, en 1967, dans cette collection à couverture blanche et brillante, intitulée "Du monde entier ". J’en suis ressorti ébouriffé, branlant, et en même temps réjoui que la littérature puisse se glisser au travers des achats compulsifs et tout azimuts d’un malade des livres, qu’elle permette à un lecteur parce qu’il tourne des pages inconnues d’un écrivain dont il n’avait jamais entendu parler, de subir de tels envoûtements, de ressentir de telles émotions.
Le Troisième anneau.
Je n’aurais peut-être pas choisi ce titre même s’il semble proche du titre original To Trito Stephani à condition qu’en grec moderne to signifie le, trito troisième et stephani, anneau, mais je ne vais pas commencer à ergoter sur la traduction d’autant qu’elle est l’affaire d’un helléniste distingué Jacques Lacarrière, si fortement épris de la Grèce que ses cendres, après sa mort, ont été ventilées là-bas.
Le Troisième anneau est un flux ininterrompu de confidences qu’une femme fait à une autre, une vie entière au total, au rythme d’un récit sans effets de style, sans coquetterie, un exposé banal des bonheurs (rares) et des malheurs (nombreux), dans une succession tour à tour tragique et émouvante, qui épate le lecteur et finit par l’emprisonner. Pas de grands mots ici sur la Grèce éternelle, ses paysages, ses mythologies, sa pensée, et patati et patata, tout s’efface devant la peinture de destins purement humains
Destins qui se croisent dans le milieu d’une bourgeoisie modeste, au sein des vicissitudes urbaines, des voisinages, des rencontres, vies de femmes qui se ressemblent dans le déroulement des drames qu’elles affrontent, adultères, infidélités, maladies, amours, délinquance, alcoolisme, guerres, morts dans une Grèce que l’on prend au début du XXème siècle et que l’on va suivre jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale. De la toile de fond, surgissent les figures tourmentées de Venizélos, ou de Metaxas, les convulsions d’une démocratie hésitantes et les grimaces des intrus Mussolini et Hitler.
Aujourd’hui comme hier, la Grèce moderne est assommée pas un passé trop grand pour elle, toute nation devrait apurer son histoire comme on peut le faire pour ses dettes, il faudrait pouvoir déposer son bilan mémoriel, le liquider, vendre son patrimoine à l’encan et repartir de rien, léger, aventureux, car tous les pays traînent des tombereaux de mémoire qui les trompent, les font hésiter, rêver et les empêchent de marcher.
Ce qui se passe sous les fenêtres de ces deux femmes, est-ce leur affaire ? Par rapport aux drames qui traversent leur propre famille, que sont les errements de l’histoire qui de temps en temps vient leur prendre un mari, un frère, un fils pour l’enfermer, le coller à un mur ou le déposer ensanglanté sur un champ de bataille. N’étaient-ils pas déjà condamnés ?
Ekavi et Nina se racontent leur vie. Vies de jeune fille, puis d’épouse et de mère, vies banales, ni plus monstrueuses ni moins exemplaires que les nôtres, qui ont seulement l’énorme supériorité d’être transcendées par la littérature. Grâce en soit rendue à Costas Taktsis.
Un roman de voix de femmes, où les hommes pèsent peu, perturbent les familles, et détruisent les fragiles équilibres qui les soudent. Au fur et à mesure de la lecture du Troisième anneau, et de la connaissance de la vie de son auteur, on ne peut s’empêcher de penser que lui qui connaissait si bien les mâles, dans leur quête sensuelle, leur veulerie, et leur lâcheté s’est laissé aller à un jugement féroce de la masculinité.
Il n’avait peut-être pas tort. Il en est mort.
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 Au pinceau: Rouault
 
 

lundi 10 décembre 2012


UNE FILLE À MARIER
 
LADY BARBERINA
 

 
Jackson Lemon est immensément riche et américain. Ce n’est pas un pléonasme. En 1884 il séjourne à Londres et s’amourache de la jeune fille d’un lord anglais, un noble tellement noble, lord Canterville, qu’il doit descendre du Prince noir au bas mot. Sa femme, lady Marmaduke, descend d’un cheval lorsqu’on la croise dans la grande allée de Hyde park, à moins que ce ne soit sa fille, lady Barberina, qui, elle, ne descend en tout cas pas de la cuisse de Jupiter.
Belle mais conne, lady Barberina.
On se situe délibérément dans une Angleterre qui pratique la sélection des races par non croisement, élevage en manoir gothique exclusif, porto vintage et pudding au menu, chasse à courre à la poursuite d’un renard ou d’un Français quelconque égaré sur l’île, infréquentabilité institutionnelle de tout autre espèce humaine que l’anglaise à condition encore que celle-ci justifie d’au moins mille ans d’appellation contrôlée.
Les parents Canterville sont des sortes de colleys zibeline, titulaires à parts entières de quatre filles, dont la lady Barberina en question, et d’un garçon qu’ils ont de la peine à faire vivre à la hauteur de leur situation sociale parce que lord Canterville est pelé comme un braque de Weimar à poils courts dont il possède la tête et les oreilles. Sa fonction principale est d’aller roupiller à la chambre des lords et de bouffer en compagnie de sa femme et de ses enfants les restes d’une fortune fort délabrée ainsi que les biscuits secs des thés qu’on lui sert dans les maisons les plus huppées de Londres. Lady Marmaduke, même si la rencontrant dans une balloche de quartier on pourrait être tenté de lui pincer les fesses qu’elle a belles, est aussi rigide et glacée qu’un pilier de Westminster.
Le lecteur de cette nouvelle de Henry James, j’ai assez dit, je crois, que cet auteur me passionne autant qu’un Jack Russel terrier qui n’est pourtant qu’une petite crotte vaniteuse, le chien pas Henry, le lecteur donc se dit, ces deux hérons, les Canterville, mari et femme, à la vue du sac d’or que détient cet Américain, auront tôt fait de ravaler leur morgue et de larguer leur aînée Lady Barberina qui a l’air aussi con qu’un Pinscher moyen femelle, en se disant tous deux, les Canterville donc : fourguons lui notre fille vite, avant qu’il ne se rende compte qu’elle est aussi stupide qu’une valise tombée du toit d’une voiture, bonne affaire ! ah, on va bien le baiser ce Yankee, on va te lui refiler un de ces rossignols ! Car dès qu’ils ne sont plus en représentation c’est le langage intime des Canterville et en général de toutes les aristocraties de par le monde.
Et le Jackson Lemon, lui aussi, croit qu’il va emporter le morceau haut la main comme un whippet anglais aplatit un épagneul non breton dans un cynodrome de Wimbledon.
Que nenni, il lui faudra beaucoup d’application, d’abnégation et de sacrifices financiers pour emporter le morceau. S’il avait su. Il aurait compris pourquoi on lui rendait cette Barberina rarissime, un genre véhicule d’occasion qu’on ne laisse pas essayer pour que n’apparaissent point ses tares au grand jour. On la lui a enrobée comme on présente dans un restaurant de nouvelle cuisine un peu faisandé, un œuf au plat. C’est flamboyant, tu crois voir arriver dans ton assiette, au son des trompettes d’Aïda, un œuf de Fabergé, tu te dis, ce n’est pas possible, sauf au moment où on te présente l’addition, combien ? fais-tu une première fois, puis une deuxième fois, hoquetant, ah oui, c’était donc possible ! Puis tu t’étrangles, quoi ! Combien ? Mais alors, c’était vraiment un œuf de Fabergé ! Mais, mais, je l’ai bouffé ! Trop tard. Il faut payer !
Lady Barberina est un œuf de Fabergé, c’est beau, tu crois pouvoir la gober comme qui rigole, mais si tu la consommes, tu la sens passer. Dans le compte d’exploitation, je veux dire !
La première partie de cette nouvelle recèle beaucoup d’humour. Les Canterville, leur réserve british, leur flegme hautain, leur thé, l’apartheid qu’ils cultivent, opposés au réalisme américain de Jackson Lemon valent quelques scènes pleines de drôlerie.
Couché Lemon !:
Je vous en prie, madame….donnez-moi une chance de lui parler un peu plus moi-même. Vous ne me l’avez guère donnée jusqu’ici vous, savez, fait Jackson Lemon à celle qu’il espère être un jour sa belle-mère.
Lady Marmaduke le mouche : 
Nous n’avons pas l’habitude d’offrir nos filles aux gens, monsieur, répond-elle.
Ah ! Combien il aurait dû la prendre au mot, ce pauvre Jackson, parce que c’était une résistance de pure forme. Snobs, hautains et dédaigneux les Canterville mais pas fous : le roi Arthur, la table ronde, la grande Elisabeth, Cromwell, Trafalgar, Victoria, les Beatles d’accord, mais des dollars en masse cela ne se refuse pas longtemps.
Et voilà notre lady Barberina emportée dans ce territoire sauvage des Etats-Unis, où elle devient la coqueluche de New York, une lady anglaise pur sucre bardée de dollars, c’est une attraction.
Mais ni le mariage, ni son nouveau pays, ni l’amour de son Lemon de mari ne rendent lady Barberina plus fine, elle n’a rien à dire aux new yorkais, à son mari non plus, et d’une manière générale elle ne pense rien, ou à une seule chose plutôt, retourner en Angleterre, à ses chevaux, à ses chiens et à la Marmaduke.
De ce côté de l’Atlantique, comme de l’autre, telle qu’en elle-même la Barberina est restée, désespérant un Jackson Lemon, qui a le sentiment de posséder un luxueux attelage dans ses écuries mais de ne pouvoir jamais l’utiliser.
Ni la race, ni les dollars, ni les pays, ne peuvent corriger la sottise.
Est-ce la leçon de cette nouvelle ?
Moi qui voyais cette lady Barberina, à la manière d’une Barbarella s’éclatant contre des truands de l’espace vêtue seulement sa petite culotte et d’un soutien gorge, c’est raté.
Comme Jakson Lemon, presque cent après, je sens qu’elle m’a baisé aussi.

samedi 1 décembre 2012


UN BOXEUR GROGGY

 
L’ADOLESCENT
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
Tel un boxeur massacré dans le dernier round qui, suspendu aux épaules de ses soigneurs, regagne son vestiaire, la gueule pleine de gnons et le flottant ensanglanté, on sort groggy et tuméfié d’un roman de Dostoïevski.
Ivre aussi, on fréquente tant de tavernes enfumées, et le vent surgi des profondeurs septentrionales du golfe de Finlande, qui durcit la neige noire des rues de la ville avant d’étendre, raides, les malheureux sur les trottoirs, vous souffle encore au visage son haleine de saumure glacée, bien après que le livre soit fermé. Lire L’Adolescent c’est suivre, fiévreux, des personnages survoltés dans un Saint Petersbourg tour à tour misérable et somptueux, observer, médusé, des silhouettes obstinées s’inscrire le long de la perspective Nevski, dans le jardin d’été, ou devant St.Isaac, c’est assister aux visites hallucinées qu’ils rendent aux uns aux autres pour quémander, rugir leur colère, insulter, apercevoir l’objet de leurs désirs, tenir des propos enflammés sur la Russie, le tsar, la révolution, c’est se réjouir de les voir résister à la tentation de se jeter dans la Neva ou la Fontanka, ou au projet insensé de tuer un tel ou un tel, puis refermer, abasourdi, le livre, et s’apercevoir alors que le monde qui vous entoure est encore de la littérature, qu’elle persiste, vous submerge et vous transforme.
La littérature c’est ce qui, dans la forme ou le fond n’avait jamais été écrit, et qui, par la grâce d’un auteur jaillit soudain entre vos mains et vous saisit dans un tohu-bohu inédit d’images et de mots. La littérature c’est ce qui a toujours été là et n’avait pourtant jamais été dit, et qui, dans la lumière et le silence d’une nuit blanche vous enveloppe et vous ahurit. Mais voici qu’à la forme et au fond, Dostoïevski ajoute un troisième attribut : La littérature c’est ce qui n’a jamais été dit avec une telle intensité. Seul entre tous les écrivains, ou en tout cas le premier, il impose un nouveau critère, l’intensité, la puissance, j’allais dire, le feu. Jetant des bûches dans un foyer qui ne s’éteindra plus, même pas à la dernière ligne, l’auteur léché par les flammes, le visage rougeoyant, chacun de ses mots attisant le brasier et accroissant le tintamarre d’une cheminée qui ronfle, conduit son lecteur dans la douleur, l’euphorie, l’enthousiasme ou la sérénité vers des régions de l’esprit où il n’était guère allé, avec une ferveur qu’il n’avait jamais connu, à un rythme qui le bouleverse et le laisse pantelant.
Le héros de L’Adolescent Arkadi Makarovitch Dolgorouki est le fils légal du serf Makar Ivanov Dolgoorouki (Prince Dolgorouki, lui demande–t-on à l’exposé de son nom, car il existe alors en Russie un prince Dolgorouki, non ! Dolgorouki tout court, répond-il, blessé à chaque fois de voir alors le dédain s’afficher sur le visage de son interlocuteur). Mon Dieu ! quel nombre écrasant de princes compte ce pays, au moins autant que de popes, de moujiks, d’esturgeons dans la Volga, ou de cornichons au sel, il était temps que la révolution mette un terme à cette inflation. Arkadi certes n’est pas prince mais il rêve d’une vie de grand seigneur, pas tant pour l’opulence financière, même si par moment il ambitionne d’être Rothschild, que pour les vertus supposées de la noblesse. Car des projets d’adolescent le transportent, tous les adolescents ont connu ça, je parle ici des vrais adolescents, des envies de bravoure, d’honneur, d’amour, de folie, des attitudes d’arrogance maladroite, de repentir, le submergent, des pulsions de religion, de violence ou de crime le transpercent. Il me semble que cette ville, St Petersbourg, avec ses contrastes et ses iniques splendeurs, est productrice d’intensité. Il existe des villes de paix, et d’autres qui ne vivent que du tumulte. Et je me demande si Dostoïevski qui connaît si bien sa ville, n’a pas déchiffré et traduit en mots, tout au long de son œuvre, les violences intrinsèques de ce vortex urbain.
Arkadi n’est pas fils de serf à proprement parler puisque Versilov, un gentilhomme noble, propriétaire du domaine, a piqué à Makar qui, au milieu de tant d’autres, n’est qu’une âme aveuglement attachée au service de son maître, sa jeune épouse, Sonia, elle aussi âme du domaine, vierge et pure, même si on n’a pas encore établi le fait qu’une âme puisse être vierge. Noire, flétrie, ou morte, oui certes, mais vierge, on ne sait pas, il faut voir. Versilov a poussé la politesse jusqu’à lui faire un enfant dans le dos, dans le dos de sa femme ou plutôt dans celui de Makar, soulageant celui-ci des tracas de la procréation et cet enfant est Arkadi Makarovitch Dolgorouki puisqu’il est officiellement le fils du serf et que là-bas, comme second prénom aux enfants masculins et féminins on colle un itch au un va au prénom du père, bon on connaît cette technique russe, je n’ai pas l’intention de me livrer à une étude des usages patronymiques à travers le monde, sachons seulement qu’aux Etats-Unis par exemple, on se contente d’un junior tandis qu’en France, le plus souvent, d’un fils de pute.
Versilov remet le couvert en faisant un autre enfant à Sonia, Lisa, puis il enlève Sonia, n’est-il pas le Dieu et maître de ses âmes, et part avec elle à St. Pétersbourg, Makar n’aura eu droit qu’à six mois de mariage, assez platoniques il faut dire, puisqu’il n’était déjà pas de la première fraîcheur lors de ses noces et d’ailleurs il viendra mourir dans les bras de sa femme (officielle mais non consommée, pas par lui en tout cas) vers la moitié du roman. Cette grand âme de Makar n’en veut ni à son maître Versilov, ni à Sonia, ni au bon Dieu, les bénissant même sur son lit de mort. Il n’est pas révolté, un mauvais écrivain pourrait dire que l’âme russe, en général, est accablée par nature.
Arkadi, lui, est un révolté, il entre dans le monde la rage aux dents, mais il peut aussi être tendre et attentionné, plein de ressentiment ou larmoyant de compassion, c’est un bâtard de noble, mais d’un noble ruiné puisque Versilov a dilapidé sa fortune, cela ne fait pas ses affaires et explique sans doute ses tiraillements continus et cette sourde volonté qui le possède de surpasser sa condition et ses origines.
L’Adolescent est un récit mené tambour battant, à la première personne, par Arkadi, des événements multiples, des rencontres, des drames, décrits à la manière d’un peintre en transes qui se jette sur sa toile, vont mettre en lumière la complexité des personnages, et l’exceptionnel talent de l’écrivain.
Mais qu’est-ce que le récit, qu’est-ce que l’anecdote au regard de l’incandescence du ton ? De la violence faite au lecteur.
Et puis, à quoi bon bêler mes enthousiasmes, baver mes impressions, laisser dégouliner mes émotions, risquer mes mots aux mots de feu de Dostoïevski.
Je veux me contenter de ça :
Ah, Fédor, Fédor, tu es le meilleur et de loin.

(Caillebotte au pinceau)

jeudi 22 novembre 2012


DIGRESSIONISME AIGU

 
LA NUIT AMÉRICAINE
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
La nuit américaine est un procédé cinématographique permettant de tourner en plein jour des scènes de nuit. L’éditeur Le Seuil me le dit à la première page d’un roman appelé La Nuit américaine écrit par un nommé Christopher Frank.
Truffaut à qui il arrivait de faire parfois un bon film parmi des choses incroyablement mauvaises telles que La Chambre verte, un des navets les plus ridicules jamais vu par moi, une histoire de bougies et de mort, a réalisé en 1973 La Nuit américaine. En tombant sur cette nuit de Frank parue, elle, en 1972, j’ai aussitôt pensé que la nuit de Truffaut et la sienne ne faisaient qu’une.
Or non !
Ce sont deux nuits différentes. Elles ont toutefois quelque chose en commun : La Nuit américaine de Truffaut retrace les péripéties d’un film en train de se faire et le roman de Frank celles d’une pièce de théâtre en train de s’écrire, de se monter, de s’interpréter et de se vautrer.
Saurais-je un jour les raisons de ces coïncidences entre ces deux œuvres ? Frank est mort, donc aucune explication à attendre de son côté, et Truffaut aussi donc rien non plus.
La Chambre verte de Truffaut, j’y reviens, est basée, paraît-il, sur trois nouvelles d’Henry James, L’Autel des morts, La Bête dans la jungle, et Les Amis des amis, trois nouvelles de cet excellent écrivain pour réaliser ce navet, quel gâchis ! Ce pauvre Henry James ne méritait pas ça. Il est un de mes auteurs préférés, je n’ai pas encore lu ces trois nouvelles, elles sont en ligne de mire, elles m’attendent dans les deux derniers tomes de ses nouvelles complètes, dans l’édition de La Pleiade. Je les ai sous les yeux, je les observe dans leur livrée blanche et leur rhodoïd craquant, je les extrais de temps en temps de leur boite, je les ouvre, lis une phrase au hasard, parfois deux, escomptant mon bonheur futur mais soucieux de ne pas trop l’écorner, je vérifie un titre, je les pèse, les sens, puis je les range à nouveau, en veillant à les installer à un endroit où je peux les voir sans cesse. Je suis un avare qui mourrait s’il ne voyait pas ses trésors accumulés, je suis un Picsou de la littérature, admirant la montagne d’or de sa bibliothèque. Mes yeux sont des reliures, ma peau est du papier, ma langue un marque page, tous mes moments de la journée sont des chapitres et mes nuits des romans entremêlés. Je me feuillette plus que je ne vis.
Je pense à Picsou maintenant, sous des dehors enfantins, ce Walt qui n’était pourtant pas un révolutionnaire développait au fond une critique assez féroce de la société de mon enfance. Même si Donald et Mickey n’agissaient pas en desperados, comme nos Pieds nickelés français, ils stigmatisaient ses zones d’ombre, et se moquaient déjà d’un capitalisme naissant qui resplendit aujourd’hui. Mais ne jetterait-il pas ses derniers feux, ultra incandescents, ce capitalisme, à la manière des géantes rouges du cosmos, avant de se refermer sur lui-même et de mourir ?
Goldman Sachs aussi est le Picsou du XXIème siècle, un Picsou toxique et je ne cesse de me représenter, dans mes cauchemars bancaires, l’état-major de cette banque barbotant dans une piscine remplie à ras bord de " In God we trust ", un God très bienveillant qui bénit les mortelles combinaisons de ces escrocs de haut vol, je les vois, tels des danseuses hawaïennes, parés de pagnes verts, signés, stigmates des ruines qu’ils provoquent, dans leurs raouts new-yorkais, se taper sur les cuisses et rigoler des imbéciles sur lesquels ils prélèvent leur pelote assassine.
Quelque chose me surprend encore, La Nuit américaine de Christopher Frank est sorti le 20 novembre 1972, et a reçu le prix Renaudot en 1972, décerné, on le sait, en même temps que le Goncourt, en novembre. Les jurés l’ont-ils lu dans la nuit ? Non pas une nuit américaine tournée en plein jour mais un jour français filmé en pleine nuit. Un prix gagné d’avance ? Peut-être car des danseurs en pagnes monétaires tournent aussi autour du restaurant Drouant.
Ce Renaudot, Théophraste de prénom, était un journaliste, mort également, comme Frank et Truffaut mais en 1653. Il était né à Loudun en 1586 et fut un humaniste. Mais ce n’est pas le sujet, d’ailleurs quel est le sujet ?
Au point où j’en suis, autant continuer mon grappillage : À Loudun a vécu une nommée Marie Besnard, appelée la " Bonne dame de Loudun " qui ne l’était pas tant que ça (bonne) puisqu’elle se vit accusée d’avoir empoisonné une dizaine de personnes de son entourage dont elle recueillait les héritages. On les exhuma, tous avaient de l’arsenic dans le coco, mais on en trouva aussi dans la terre du cimetière, et comme on ne put prouver que Marie Besnard avait empoisonné tout le cimetière, on l’acquitta.
Comme Goldman Sachs.
Innocente ou coupable, elle avait tout de même tué moins de monde que les rapaces new-yorkais.
Finalement on comprend que je n’ai pas grand chose à dire sur La Nuit américaine de ce brave Christopher Frank.
Paix à son âme.

mardi 13 novembre 2012


RANGE TA FLUTE, J’AI MA GAMBE

 

CLARA STERN

 


 
Il s’appelle je ne sais pas comment et dès qu’il la rencontre il tombe amoureux fou d’une certaine Clara Stern, une musicienne classique qu’il compare à Cameron Diaz et Uma Thurman, avec en plus la morbidesse étisique des figures de Stuck et de Rossetti, voire de Cabanel.
Lorsqu’on regarde certains tableaux de ces trois-là on comprend avec horreur qu’ils déterrent des cadavres féminins, les rafistolent, ajoutant un peu de poudre aux joues, de rouge aux lèvres, enjolivant un sein, faisant rebondir une fesse, qu’ils les collent, raides, contre une colonne dorique, en leur liant discrètement les pieds ou les mains, pour éviter qu’elles ne glissent le long du fût, ou qu’ils les allongent sur un divan en plaçant leurs bras et leurs jambes ou leur cul dans les dispositions qui leur conviennent, ensuite ils se dépêchent de peindre ces modèles avant que l’odeur ne devienne intolérable et puis hop ! ils reposent le cadavre dans son tombeau et au revoir et merci.
Leurs toiles font évidemment montre d’une certaine rigidité et il semble toujours qu’un air glacial et empuanti circule entre les personnages.
Dieu nous garde de tomber amoureux d’un modèle de Stuck, on finirait tout sanglotant dans un cimetière, creusant ça et là, sous les cyprès, pour retrouver, allongée dans ses longs voiles blancs ou noirs et moisis, l’héroïne blanchâtre qui d’un clin d’œil nous inciterait sans doute à la rejoindre sous sa pierre tombale, et en raison de l’attrait que nous éprouvons pour notre condition future, nous ne résisterions pas à lui infliger les derniers outrages d’outre-tombe. Brr…
Clara Stern n’est pas un cadavre, loin de là, elle gigote pas mal, et lui, le narrateur aimerait bien s’installer à ses commandes et la manœuvrer un peu.
Ce lui est une sorte de Don Juan cavalant de femme en femme, appelons-le Eric Laurrent, qui ne peut ôter de sa tête et de ses désirs cette Clara Stern qui donne son nom à ce roman paru aux Editions de Minuit, en mai 2005.
Il a l’air de faire, en général, des conquêtes faciles ce narrateur qui de temps en temps boit comme un Polonais, jusqu’à l’ivresse (c’est donc un écrivain), dans des raouts parisiens du côté de St Germain où on se réunit pour pas grand chose ou pour des exercices d’admiration mutuelle, et dans lesquels on retrouve ce genre de fille à la Clara Stern. En principe, il suffit qu’il les regarde ou leur marche sur le pied ou même leur vomisse dessus pour les emballer. Comme si c’était tout simple, combien de fois ai-je essayé, même en vomissant je n’y suis jamais arrivé, il est vrai que je ne suis pas écrivain (s’il m’arrive d’écrire c’est comme un vigneron), qu’on ne doit pas me trouver beau, ni riche, ni intelligent, ni cultivé, que j’habite la campagne, et que je ne fréquente que des kermesses paroissiales, peut-être même ne bois-je pas assez. Pourtant ! Mais, lui, mettez-le, dans une réunion tupperware, ou un groupe de réflexion sur l’éducation des enfants, il embarquera, c’est sûr le moindre élément féminin, disponible ou pas.
Eh bien ! Ici, face à Clara Stern, il tombe sur un os. Et c’est tant mieux, se dit le lecteur que je suis, infructueux dans ses séductions, si peu connaisseur de l’Italie de la renaissance, et notamment de Florence, tandis que lui, le coq savant, cite les façades de San Miniato al Monte, de Santa Maria Novella, et balance de l’Ucello avec sa Bataille de San Romano, du Lippi avec sa Vierge à l’Enfant, du Botticelli avec son Printemps et sa Vénus, du Caravage et du Cellini au centre, à l’arrière les Gozzoli, les Masaccio, aux ailes le Ghirlandaio et le Fra Angelico et, en numéro 10, le Raphaël. Tu as plus de chances de baiser en évoquant les splendeurs esthétiques de la Toscane qu’en narrant les péripéties d’une récolte d’artichauts en Salanque.
Pour des séductions huppées dans ces réunions mondaines, l’étalage culturel est plus propice que la composition de l’équipe de rugby de ma ville, que je connais pourtant par cœur, que je nomme avec des signes : Parlant d’un pilier, je rentre les épaules et je pousse comme un bœuf, d’un demi de mêlée, je mime des passes d’une extrême élégance, d’un troisième ligne, les bras en avant et la tête basse, j’imite les tampons qu’il inflige au type d’en face, et comme un trois quart centre, tout en vélocité, je cadre et déborde le centre adverse, j’effectue si parfaitement ces gestes, qu’il m’arrive parfois de bousculer le serveur et son plateau de flûtes, de bourrer la poitrine rebondie d’une voisine ou de taper malencontreusement dans les testicules de mon interlocuteur. Bref je me ridiculise, on détourne la tête, les femmes, dédaigneuses et hautaines, n’ont aucun désir pour moi et il arrive même qu’on me chasse.
Et lui aussi pour une fois, car la dénommée Clara Stern, si elle joue de la gambe avec virtuosité, ne s’intéresse nullement à la flûte du narrateur, ou plutôt elle lui fait tirer une langue de dix mètres tout au long du roman, cent quatre vingt dix pages douloureuses où elle en fera son toutou qui l’accompagnera partout, tout excité, qu’elle rendra fou de jalousie et de désir, à qui elle ne fera voir qu’un bout de culotte, une échancrure de corsage, dont elle acceptera un baiser par ci par là, ou une caresse qu’il croira préliminaire, puis stop, tu peux ranger tes outils ! On n’aimerait pas être à sa place. Mais Dieu combien cette musicienne connaît la chanson. Le Don Juan ne serait-il pas elle ?
J’ai l’air de plaisanter mais cette sorte d’Amour de Swann, où le désir s’entremêle à la jalousie, ou la chair en impose à l’esprit, est un excellent roman par la grâce d’une écriture sinueuse, proustienne par moments, parfois trop, mais lancinante, insupportable au début, puis obsédante comme le désir et finalement épatante.
Eric Laurrent se tapera-t-il Clara Stern ?
Il suffit de lire.

mardi 6 novembre 2012

(Ecrit en 2008)

LE KARCHER DE L’AVENUE DE VILLIERS



NANA

 
C’est l’histoire d’une artiste de variétés, qui est belle, qui est devenue la coqueluche du tout Paris et qui finit par occuper une situation très en vue.
Nous sommes au XIXème siècle, durant les dernières années du second Empire et cette artiste reconnue, c’est Nana.
Pour une fois l’imagination de Zola est un peu courte.
Au XXIème siècle, toujours à Paris, on a vécu une histoire plus belle encore et cette fois-ci la chanteuse de variétés est parvenue au faîte du pouvoir.
Qui n’a pas lu Nana ? Je ne vais pas faire trop de commentaires sur ce roman, un des plus connus de Zola. Je me suis amusé à le lire sous l’angle particulier de la dilapidation des fortunes qui, par la magie de la plume de Zola, devient un somptueux exercice. Comment oublier la décadence morale et financière du comte Muffat, ce familier des Tuileries qui met Nana dans ses meubles, en l’occurrence un hôtel particulier de l’avenue de Villiers, et bouffe son immense patrimoine en imaginant s’assurer une exclusivité à laquelle il est bien le seul à croire ? Il se ruinera à la manière du baron Hulot de Cousine Bette. Il y perdra tout, sa fortune, la confiance de l’empereur, sa fille qu’il donnera en mariage à un ex-amant de Nana, et sa femme, la comtesse Sabine, qui d’adultères en adultères, finira par se taper nuitamment des cochers dans des fiacres. Et pendant ce temps Nana croque, n’en finit plus de croquer : elle tire huit à dix mille francs par mois au comte Xavier de Vandoeuvres, celui-ci achevait alors sa fortune dans un coup de fièvre chaude. Ses chevaux et Lucy lui avaient mangé trois fermes, Nana allait d’une bouchée avaler son dernier château, près d’Amiens.
Cette ascension de Nana sur les pierres des palais qu’elle jette à terre, la terre des champs qu’elle moissonne, les moulins dont elle brise les ailes, les titres ou les rentes d’état qu’elle brûle en une flambée et sa capacité à ruiner un type d’un mouvement de robe et dans l’éclat d’un diamant sont admirablement bien rendues : Elle domina la ville de l’insolence affichée de son luxe, de son mépris de l’argent, qui lui faisait fondre publiquement les fortunes. Dans son hôtel il y avait comme un éclat de forge. La fortune de Steiner, dévorée : elle finit Steiner, elle le rendit au pavé, sucé jusqu’aux moelles, si vidé qu’il resta même incapable d’inventer une coquinerie nouvelle, l’héritage de M. de La Faloise, englouti : elle brûlait la terre où elle posait son petit pied. Ferme à ferme, prairie à prairie, elle croqua l’héritage, de son air gentil, sans même s’en apercevoir, comme elle croquait entre ses repas un sac de pralines posé sur ses genoux. Ça ne tirait pas à conséquence, c’étaient des bonbons. Mais, un soir, il ne resta qu’un petit bois. Elle l’avala d’un air de dédain, car ça ne valait même pas la peine d’ouvrir la bouche.
Dans son hôtel particulier, la the Nana travaille au nettoyage des friqués de la haute. Elle rend les fortunes liquides, puis solubles. Elle est le karcher de l’avenue de Villiers. Un malstrom, elle racle mieux que le fisc.
Ce karcher a fait dégouliner dans mon dos et sur mon bas-ventre une sueur glacée. Mon Dieu ! Et si cela nous arrivait aujourd’hui. Si soudain au sommet de l’état, la volupté provoquait les mêmes irrépressibles appétits. Si une pareille fringale venait à l’épouse de notre chef de l’Etat. Tout tremblant, j’ai vu partir Rambouillet dans un nuage de poussière, disparaître un porte-avions dans une bouche grande ouverte, un claquement de mâchoires a emporté le Louvre, la patrouille de France est entrée par une oreille, la Joconde a disparu aussi vite qu’un cachou Lajaunie, les arbres du parc de Versailles ont pété comme des allumettes, de la bouche vermeille et souriante est sorti tout le mobilier national sous forme de cure-dents, la villa Médicis est tombée entre les mains des Kossovars, Khadafi a emporté la croix de Lorraine de Colombey les deux églises, et a promis de nous acheter(il paiera plus tard) Eurodisney, mon Dieu tout y passera. Devant l’émail immaculé de ses dents, ont défilé des statues, des musées, des monuments, des cathédrales et la belle riait, chantait, et avalait tout ce qui passait devant elle. Il ne restera plus rien, me suis-je dit, même les Allemands ne voudront plus de nos ruines.
Par bonheur, je me suis réveillé, un cauchemar !
Gare, je reste vigilant, l’amour, le sérieux surtout, peut tout.
Cette sacrée fille est capable de nous bouleverser jusqu’au tréfonds de notre âme, jusqu’au tréfonds de notre sexe puis-je ajouter, parlant même au nom des femmes (qu’elles me pardonnent) qu’elle dévorait de ce même appétit et avec cette sorte de fraîcheur naïve que revêt l’amour innocent, (je suis maintenant revenu au roman).
Un de ses amoureux, transi, est devenu le toutou à sa mémère, il ne quittait plus l’hôtel, familier comme le petit chien Bijou, l’un et l’autre dans les jupes de maîtresse, ayant un peu d’elle, même lorsqu’elle était avec un autre, attrapant des aubaines de sucre et de caresse aux heures d’ennui solitaire.
Par le seul génie de Zola, tout humain normalement constitué, considèrera comme une récompense ou un privilège, le fait de se traîner aux pieds de Nana, de vider son pot de chambre, d’être cocu, battu et d’y laisser tout son argent. Ça c’est un roman !
J’ai envie de faire une critique à Zola, la littérature m’autorise tout, c’est pour ça que je l’aime, j’ai été gêné par l’effet de juxtaposition de ses grands tableaux, pourtant admirables dans leur traitement. Les scènes au théâtre, à la campagne, aux courses, les soirées chez Nana manquent un peu de liant, je suis peut-être le seul à me plaindre, mais j’aurais aimé, entre chaque morceau de bravoure, quelques phases de respiration, de transition où l’on entende le pas d’un cheval, le craquement d’une bûche où l’on voie le souffle du vent qui disperse un tapis de feuilles mortes ou fait courir derrière son chapeau un monsieur à canne et redingote.
Bah ! Ce n’est pas grave.
Nana, quel beau roman ! je peux m’extasier sans crainte, je ne prends pas de risques, Flaubert lui-même n’en revenait pas. Il louait une certain nombre de scènes et notamment la fin du roman dans la chambre d’un palace parisien, une fin en effet bouleversante.
Mais bon Dieu que j’ai eu peur avec ce cauchemar digestif !
 
 
 
 
 

vendredi 2 novembre 2012


DONUTS D’OUTRE ATLANTIQUE
 
 
LA CONFESSION DE GUEST


Les personnages d’Henry James sont des oisifs resplendissants. Débarrassés du souci d’assurer leur quotidien, ils consacrent leur temps aux circonvolutions psychologiques de l’histoire dans laquelle leur créateur les a insérés.
Et ils en rajoutent. Chez Henry James, on ne peut entendre sereinement une musique sans analyser ce qu’elle pourrait signifier si on l’écoutait dans d’autres circonstances, si on la jouait avec de nouveaux instruments, si on changeait de tonalité ou d’interprète, de même que l’on ne peut aimer une jeune fille sans songer à ce qu’elle pourrait penser si on l’aimait moins, ou plus, ou pas du tout, ou autrement, ou plus tard.
Au début, on peste devant cette valse hésitation qui nous fait aller et venir sans qu’on ait le sentiment d’avancer ou de reculer. Halte, se dit-on, James tu ne m’auras pas avec ton pinaillage, on ne me la fait pas à moi.
Il y a bien une petite intrigue pour faire avancer la chose, ici, par exemple dans La Confession de Guest, ce Guest bel homme de parfaite éducation apparent gentleman est d’une honnêteté moyenne si moyenne qu’elle a un jour basculé dans la malhonnêteté. Sa fille musicienne (d’où la musique plus haut), l’objet du désir du narrateur (le narrateur est plein aux as) éprouve une grande affection pour son père lequel se rendant compte que son futur éventuel gendre est non seulement au courant de ses indélicatesses mais a été le témoin de l’humiliation publique que lui a infligée son créancier ne l’agrée pas. Oui, je sais, c’est compliqué à suivre même pour moi. Tant pis, je continue, ce créancier le demi-frère du narrateur d’une santé chancelante si chancelante qu’on le ramassera à la petite cuillère et qu’il rendra son âme une âme honnête mais assez rigide entre les bras de son frère (de son demi-frère donc), a fait signer une reconnaissance de dette à Guest d’où le titre La Confession de Guest. Bon, j’arrête, je ne sais plus où j’en suis. Ah ! oui  dernière chose ce demi-frère (pas le narrateur, l’autre le chancelant) porte le nom de Musgrave et cela n’a aucune importance pour la suite d’autant que son demi-frère l’autre n’en a pas. De nom.
Ceux que ça intéresse doivent pouvoir donner un sens et améliorer ce paragraphe en changeant les parenthèses de place et en revoyant de fond en comble la ponctuation. Pas de points virgules, s’il vous plait, je n’aime pas ces signes hybrides.
Dans un roman policier, une histoire de ce genre finit par un coup de feu, ou une entente illicite, ou une bagarre, ou un viol, dans un roman de Barbara Cartland, la promise pleure, le fiancé aussi, le lecteur de même, il n’y a que l’éditeur qui rigole, chez Corneille, c’est plus simple, on a étripé le papa, reste plus qu’à s’interroger : Chimène qui l’eut dit, Rodrigue qui l’eut crû, ou vice versa, chez James, ça s’étire, ça s’étire mais le miracle provient de ce que l’on se surprend à tourner les pages avec gourmandise, il est vrai que les feuillets de la Pléiade sont des ailes d’oiseau, on ralentit pour ne pas amputer trop rapidement son plaisir.
Les nouvelles de James sont en général assez longues, 70 pages en moyenne (une nouvelle de Tchekov fait deux ou trois pages, parfois moins), elles sont divisées en morceaux, 6 parties pour La Confession de Guest, on a le temps de s’intéresser au décor, aux personnages, à l’auteur, à sa vie. On peut se dire par exemple qu’Henry James, né en 1843 et mort en 1916, est le contemporain de Maupassant (1850/1893) à une syphilis près et de Tchekhov (1860/1904) à une maladie de cœur près et si ses analyses psychologiques sont plus fouillées, il n’a pas la sensualité du premier et l’humour du second, heureusement car on n’aurait pas eu besoin de lui et constatant alors la mort prématurée de ces deux-là, on peut se lamenter sur les œuvres de maturité que l’humanité a perdues.
Une nouvelle d’Henry James (je veux parler de ses premières nouvelles, je lis dans l’ordre chronologique) n’est pas un choc ou un événement brutal, c’est une portion de temps, prise parfois dans une phase de dramaturgie aiguë. Ainsi La confession de Guest est empreinte d’un caractère tumultueux au sein de ce qui aurait dû être une relaxante cure thermale.
Nous sommes aux USA, dans une ville d’eaux, on ne s’y fait pas, on se croirait plutôt dans un de ces lieux surannés d’Europe centrale un machin comme Karlsbad, par exemple (art déco et tables de jeux à gogo) où, au XIXème siècle, toutes les aristocraties allaient prendre des bains. J’ai oublié de dire qu’Henry James, l’Américain, est un grand voyageur et un amoureux de l’Europe au point qu’à la fin de sa vie il demandât et obtint la nationalité britannique. Aujourd’hui les voyageurs (ceux qui voyagent dans le but de voyager) font le contraire, ils ne s’intéressent absolument pas à ce qui existe en Europe, voudraient se faire naturaliser Américains et prennent des avions pour aller se goinfrer aux Etats-Unis de sandwichs et de donuts, alors qu’ils peuvent en trouver chez eux sur le pas de leur porte. Je veux dire des monuments et des donuts aussi.
Dans La Confession de Guest, les Américains sont reconnaissables sous deux espèces, d’un côté, le Wasp, type Nord-Est (Boston et les environs), l’oisif donc et son demi-frère, cousus d’or et ruisselants de dédain envers les prolos, on peut y ajouter Guest qui fait partie de la même souche et de l’autre, un cow-boy à chemise à carreaux, ayant fait fortune dans le middle-west (La Confession de Guest date de 1872, la ruée vers le far-west et la Californie n’étaient pas encore entrées dans la légende) grâce à sa mine d’argent et à sa mine d’aventurier, cow-boy qui tente de séduire dans une intrigue annexe une amie de l’héroïne, une certaine Mrs Beck, elle-même plutôt intéressée par le sieur Guest, mais je ne vais pas recommencer. J’allais oublier une troisième espèce d’homme, les noirs, mais on n’en voit jamais vu qu’on ne visite ni les cuisines, ni les arrière-cours et qu’ils ne fréquentaient guère, je veux dire en tant que clients, les villes d’eaux. Malgré la guerre de sécession le problème noir n’avait pas encore chagriné ce bon Henry James.
Ces gens sont tellement sérieux que l’on a tendance à se les représenter bedonnants et rubiconds pour les hommes, en dentelles et robes noires pour les femmes, alors qu’ils sont comme nous, enfin je me comprends.
Henry James quant à lui avait plutôt l’air d’un notaire prospère, il était le frère cadet de William James, philosophe de grande réputation (il devait être assez difficile dans cette famille de parler tranquillement de football vu qu’il n’existait pas encore) avec qui, à la vérité, il s’entendait fort mal, il me revient que Deleuze plein d’admiration pour William et pour Henry aussi, pour les deux frères en fait, énonçait que l’on aurait pu étudier l’œuvre d’Henry James à la lumière de celle de William James ou celle de Williams à la lumière de celle d’Henry.
Et moi j’arrête ici ce machin tout décousu.
 
 Le portrait:  William McGregor Paxton

mardi 23 octobre 2012


LA CÔTELETTE DE MOUTON SUR LE POUCE
 
RETOUR EN POLOGNE

 
 
 
Joseph Conrad est un phénomène littéraire. De ma vie de lecteur je crois n’avoir jamais rencontré un écrivain doué d’un tel art de la narration. Recopiant l’annuaire du téléphone, ce type donnerait envie d’en réciter par cœur toutes les pages. Disons les pages jaunes. Par quel prodige son " il fait froid " possède un pouvoir réfrigérant supérieur au " il fait froid " de n’importe quel autre auteur. L’efficacité d’une langue choisie par rapport à une langue maternelle ? Mots régénérés dans la première, usés jusqu’à la corde dans la seconde. Constatation d’autant plus frappante, en ce qui me concerne, que je ne lis Conrad qu’en traductions (très bonnes en général, mais le style si particulier de Conrad ne serait-il pas dû (je le suppose) au fait qu’il bâtit d’abord sa phrase en français avant de la coucher sur le papier en anglais ; la traduction de Gide pour Typhon est un peu trop lyrique à mon goût).
Retour en Pologne est le récit d’un voyage, avec femme et enfants, durant l’été 1914, à travers l’Europe, à destination de Cracovie où Conrad a passé une partie de son enfance. Moment bien choisi : le récit démarre au lendemain de l’assassinat du prince héritier François Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, et s’achève en novembre 1914. Entre temps la guerre a éclaté et Conrad et sa famille retournent en Angleterre, via l’Autriche et l’Italie, au prix de nombreuses difficultés. Tout autre écrivain, exploitant cette coïncidence épatante entre un voyage personnel et un événement historique considérable aurait fait des tonnes et des tonnes de considérations sur la paix, la guerre, la vie, la mort, pas Conrad, son aventure intérieure et son univers romanesques suffisent à nourrir ses récits de voyage même au milieu des tempêtes. Pour l’écrivain dont l’œuvre est hantée par les routes maritimes, son propre déplacement est de l’ordre de l’anecdote. L’espace s’abolit au profit d’un périple mémoriel. Le récit sinue au gré de souvenirs que n’occulte pas le fracas d’une Europe en guerre. Retour en Pologne se situe dans la même lignée que Souvenirs personnels, en plus concentré.
Conrad possède cet art de donner à ses fictions une allure autobiographique et à ses fragments autobiographiques le ton d’une fiction.
La Pologne existe-t-elle géographiquement ? En subsiste-t-il quelque chose dans l’esprit de Conrad ? Ainsi, la Pologne, bien qu’effacée de la carte, existait pourtant en réalité ; ce n’était pas un simple pays du rêve. D’accord, Joseph (je t’appelle Joseph, tu permets, n’est-ce pas), pourtant sur les vingt-cinq pages de ce court récit, tu n’en accordes que deux ou trois à ton pays natal. Le titre original est : The Shock of War. Trough Germany to Cracow. Pas plus que sa lointaine traduction, il ne révèle l’exact contenu de ce texte qui est avant tout une action de grâces et une reconnaissance de Conrad envers son pays d’adoption, l’Angleterre. La guerre, les sites traversés, l’itinéraire du voyage, la navigation sur la mer du Nord, la destination y tiennent peu de place, tout au plus y figure-t-il une réminiscence de son séjour d'enfance à Cracovie.
Au bout de quelques lignes on comprend que l’intérêt du voyage de Conrad réside dans la topographie du lieu qu’il quitte et les souvenirs qu’il suscite. Ce grand écrivain dont l’immensité du monde constitue le décor usuel, fouille la terre qu’il a sous les pieds au moment de s’en éloigner. Le début de Retour en Pologne pourrait s’intituler :
Mon Angleterre
Ce pays m’était cher, non comme héritage, mais comme acquisition : comme conquête, au sens où l’on conquiert une femme par amour. Conrad est si préoccupé de cette conquête qu’il en éprouve la crainte d’en être indigne. On peut dilapider un héritage, pas une acquisition, elle impose des devoirs. Un simple passage par la gare de Liverpool street et adieu la Pologne, voici Londres. Qui peut décrire Londres sans parler de Dickens (peut-on marcher dans Paris sans penser à Balzac ?), cette ville prodigieuse dont le développement ne porte aucune marque de dessein intelligent mais de nombreuses traces d’une fantaisie sombrement capricieuse que le grand maître savait si bien mettre en évidence par la magie de son affection compréhensive, (magistrale définition de Londres dont le charme provient en effet de son non-apprêt, une ville qui s’est faite d’elle-même, un tiroir de commode renversé du haut du ciel lâchant au sol pêle-mêle des rues, des immeubles, des monuments, des parcs, des ponts plus ou moins agencés selon la forme d’une ville ; dans la même phrase Conrad témoigne de son amour pour Londres et de son admiration pour Dickens), il se souvient d’avoir rencontré à son arrivée à Londres, il y a une trentaine d’années, un agent maritime dans un bureau sombre et encombré de papiers, il trace une de ces silhouettes que Dickens excellait à rendre, un homme d’age mûr, en longue redingote de drap noir (il pousse l’hommage jusqu’à faire servir sur le pouce à ce personnage un des plats favoris des héros de Dickens), il mangeait une côtelette de mouton qu’on venait de lui apporter de quelque gargote dickensienne située au coin de la rue.
Cette référence n’est évidemment pas innocente. Dickens, c’est l’Angleterre en majesté. Un écrivain d’origine polonaise dont l’ambition est d’être considéré comme un romancier anglais se mesure ici à un romancier viscéralement anglais. Ils sont très différents l’un de l’autre - Conrad ne possède pas ce don de légèreté et d’allégresse et il est loin d’avoir rencontré le succès qui a toujours accompagné Dickens – mais avec ce rapprochement Conrad poursuit son rêve d’une régularisation de sa condition d’écrivain en Angleterre, il postule en quelque sorte à une naturalisation littéraire.
Même démarche à l’évocation de l’année 1878. Cette année-là un personnage de l’histoire de l’Angleterre, lui aussi à la recherche d’anglitude, s’est triomphalement révélé à son pays : Disraéli. Au Congrès de Berlin, l’Angleterre sans avoir sorti l’épée du fourreau obtiendra grâce à lui, après la guerre russo-turque, de vastes concessions, pour les Anglais ce fut " l’année de la paix dans l’honneur ". Disraeli lui aussi a dû conquérir l’Angleterre, elle ne lui a pas été donnée en héritage et s’est longtemps refusée à lui. Il a dû la séduire ainsi que la reine Victoria (d’une manière platonique, elle, rassurons-nous) foncièrement opposée au début (envoûtée à la fin) à l’ascension de cet ambitieux à l’appartenance contestée. Arrivé au sommet Disraeli s’est installé avec les Pitt, Gladstone et Churchill dans le Panthéon des grands premiers ministres anglais. Coïncidence, Disraéli fut aussi un romancier, ma foi, tout à fait acceptable, double raison pour être l’objet de l’admiration de Conrad.
Le deuxième et ultime mouvement de Retour en Pologne pourrait s’appeler :
Cortège funèbre à Cracovie
Je l’ai dit, la Pologne n’occupe qu’une place restreinte dans ce récit, elle a été avalée par ses voisins, c’est son sort tout au long de son histoire, Conrad lui-même n’en garde qu’un morceau. L’écrivain est en quête d’une explication de sa formation non par ses racines polonaises, ces racines-là pourraient l’éloigner de l’Angleterre, mais par des événements fondateurs. Les héros conradiens sont des nomades qui se posent partout dans le monde sans se chercher d’origine géographique, ils ne sont pas le résultat d’une biologie façonnée par un milieu, ils sont habités par une faute. L’œuvre de Conrad est hantée par un péché originel qui ne serait pas la dette que Dieu colle aux humains, mais une aptitude à l’erreur que chaque humain va commettre un jour ou l’autre.
Konrad Korzeniowski est âgé de 12 ans, lorsqu’il suit le cortège funèbre d’Apollo Korzeniowski, son père. Depuis que sa famille a quitté la partie de la Pologne alors sous occupation russe, elle s’est installée à Cracovie du côté de la porte Florian, pas loin de la si belle Place du marché. C’est avec une terreur incrédule que j’envisageais ce qui allait arriver. Le père est gravement malade. Conrad s’étonne pourtant de n’avoir pas eu une seule larme à verser le jour de sa mort au risque d’être considéré comme le petit misérable le plus insensible de la terre.

Passe de perdre son père, il faut encore que cette stupide et accidentelle absence de larmes lui lègue, comme à bon nombre de héros conradiens une culpabilité d’autant plus difficile à oublier qu’elle est souvent fondée sur un malentendu. Le cortège qui suit la dépouille de son père est lourd aussi d’échecs passés et futurs. Ces gens n’étaient pas venus honorer une grande œuvre, ni même un échec éclatant. Le défunt et eux étaient pareillement victimes d’une impitoyable destinée qui leur avait barré tous les chemins du mérite et de la gloire.
Perpétuelle errance du héros conradien louvoyant entre l’échec, la grande œuvre, le mérite, la gloire, l’anonymat et compassion sans fin de l’écrivain devant les faiblesses humaines.
Au fond l’ADN de Conrad est présent dans ses personnages romanesques comme dans sa mémoire.
Le voyage se prolonge à cause de la guerre, la famille va rester en Pologne jusqu’au 7 octobre, mais le souvenir de l’enterrement met presque fin au récit. La Pologne se résume à un enterrement. Ce voyage n’est pas un commencement, c’est un rideau tiré définitivement sur Conrad le Polonais. On est frappé par le contraste entre la vision optimiste de Londres et celle, tragique, de Cracovie.
Conrad est un visuel, il fonctionne par éblouissements, chacune de ses phrases porte en elle la possibilité de l’apparition d’une île, de l’irruption d’un ciel bleu après une tempête ou de la remontée majestueuse d’un navire vers Londres.
Les Downs ! (Première apparition de l’Angleterre lorsqu’on s’approche de ses côtes en bateau, deux chaînes de collines parallèles, North Downs et South Downs) Ils étaient là, riches en souvenirs de ma vie de marin. Mais que m’importaient à présent les faits insignifiants d’un passé personnel. Quand notre avant changea de cap pour s’engager dans l’estuaire de la Tamise, un ébranlement profond mais en en même temps faible, passa dans l’air, un choc plutôt qu’un bruit, qui faute d’atteindre mon oreille trouva directement le chemin de mon cœur.

mercredi 17 octobre 2012

OFFICIER OUVRIER OU VOLAILLER NOTAIRE
 
CŒUR PENSIF NE SAIT OÙ IL VA
 

 
Cœur pensif ne sait où il va : quel titre de roman ! Hé, Bourget, la gloire littéraire t’est monté à la tête, tu n’as plus peur de rien !
Pour corser la chose, cette histoire est insérée dans les remous de la guerre de 14/18. La grande guerre est une aubaine pour un romancier tel que Paul Bourget, il y trouve des quantités de personnages dont il fait des héros ou des lâches, qu’il maintient en vie ou dont il explose la tête dans un trou d’obus, ou à qui il flanque une balle dans la cafetière, ou seulement dans le genou s’il veut les utiliser encore. Ici, dans ce Cœur pensif ne sait où il va  Paul fait un usage romanesque et sociologique de son soldat, il n’est que blessé, d’une classe sociale bien définie, et on dispose d’une veuve séduisante dont le Cœur pensif etc. (un cœur qui pense, quel embarras !) est en quête de destination. Bernard Moncour, le blessé en question, ne tombe donc pas comme un cheveu sur la soupe, au contraire.
Le casting est le suivant :
  1. Une veuve, Irène, dont le père a fait fortune, s’est mariée avec un agent de change plein aux as lui aussi mais très chiant. Il a eu la bonne idée de se faire dégommer au tout début de la guerre, durant la bataille de la Marne. En voilà au moins un qui l’a sûrement perdue, dirait le généralissime Joffre, sur son cheval à qui l’on récusait le droit de l’avoir gagnée, pas au cheval, à lui, je ne sais pas qui l’a gagnée mais je sais bien qui l’aurait perdue, va, avait-il coutume de dire. Je me demande si je suis clair dans mes citations. Bof ! Autant que lui. Irène est donc bourrée d’oseille, et nantie d’une fillette dont je dirai le nom plus tard, si c’est utile, pour l’instant je ne me le rappelle pas.
  2. La belle-sœur, sorte de cerbère, Agnès Arnaudi, la sœur de l’agent de change aplati comme une obligation convertible, sur le champ d’honneur, elle surveille Irène comme le lait sur le feu, à cause de ses miches, les miches d’Irène, fort appétissantes, et de son coffre fort, désirable aussi. Agnès et Irène soignent des soldats blessés, dans un hôpital de l’arrière.
  3. Le soldat blessé, le voilà, Bernard Moncour, sérieusement touché à la jambe, qui se fait charcuter par le chirurgien mais refuse d’être endormi. Un héros, quoi ! Un héros con, je dirais. La particularité de ce Moncour est d’être officier. Jusque là, rien de bien original, certes. Sa seconde particularité est d’être ouvrier. Ici, rien non plus de bouleversant. Pourtant un ouvrier qui tombe amoureux d’une grande bourgeoise et vice versa , il y a de quoi en faire tout un roman.
Cette pâte sentimentale, psychologique, sociologique, guerrière et héroïque est la matière première de l’œuvre de Bourget, il la malaxe, l’étire, l’assouplit, la laisse reposer, la façonne et hop ! il la passe au four et à son éditeur pour en faire une grosse galette.
La partie la plus intéressante de ce Cœur pensif, etc et qui fout les boules comme aurait dit madame de Sévigné, consiste dans l’étonnement de Bourget devant cet oxymore qui le scandalise. Peut-on être officier lorsqu’on est ouvrier ? Il n’en revient pas. Non, n’est-ce pas ? On ne peut pas, ce sont deux mondes à part qui ne peuvent se rejoindre. C’est tellement invraisemblable qu’il appelle Moncour, l’ouvrier officier. Irène aussi, son malade l’étonne, un ouvrier, une sorte de pauvre qui défend la France. Est-ce que la France peut être défendue par des ouvriers ou par des misérables ? En sont-ils dignes ? Non, se répètent-ils en chœur. L’héroïsme, la tradition, c’est pour les nobles et les bourgeois. Ah ! Bravo ! Ils ont bon esprit, ces gens, voilà un type qui se fait trouer la paillasse d’une manière désintéressée pour l’idée de la France, idée sanglante au demeurant, un garçon qui ne défend pas son patrimoine, ni même son emploi, mais la bourse des nantis, leurs hôtels particuliers, leurs châteaux, leur prétendu honneur, et nul ne lui en sait gré.
On ne me demande rien et je ne suis pas responsable de ce roman, c’est pourquoi je peux répondre en hurlant (au fond, c’est un exploit du romancier de faire réagir son lecteur avec virulence, car la trame du livre est saisissante et le savoir-faire du type est évident) : Oui ! ce pauvre Bernard Moncour représente sûrement mieux la France et la défend au moins autant et sans doute plus, qu’un galonné d’état-major issu d’une famille de militaires à moustaches et à crimes impunis, qu’un écrivain patriotique tremblant sa plume dans le sang, ou qu’un trader qui conserve sa vie à l’abri afin de continuer à piller la nation en encaissant ses mirobolantes commissions.
Sous la plume de Bourget, cet ouvrier officier est aussi incongru qu’un volailler notaire ou un dentiste poissonnier. Bon l’histoire on s’en fout, Paul, comme à son habitude, fait de ce Cœur pensif, de cette rencontre au pied d’un lit, d’un militaire, et d’une cossue, un ragoût psychologique et moralisant mais il y ajoute l’ignominie en livrant cette réflexion d’Agnès (j’extrais celle-ci mais le livre fourmille de notations de ce genre, j’en suis sûr, même en me contentant de le survoler), allant bien au-delà du caractère et des arrière-pensées d’un personnage de roman.
Elle était trop réfléchie pour n’avoir pas noté aussitôt, en dépit de ses préjugés, que Bernard Moncour ne se rattachait à aucun des divers types d’ouvriers qu’elle connaissait. Il n’était ni le tâcheron abêti par le métier, ni le bambocheur qui crapule entre deux besognes, ni le primaire qui s’enivre d’utopie, ni l’anarchiste enragé d’envie et qui veut la Révolution, pour détruire ce qu’il ne peut pas posséder.
Ami du peuple merci ! Voilà en général ce que représente un ouvrier chez une bourgeoise de Paul Bourget, et encore je ne cite pas les propres pensées de l’auteur, sans doute pires.
Au fond rien n’a changé depuis environ un siècle, Cœur pensif est paru en 1924, récemment un type qui n’avait même pas l’alibi de forger un personnage de roman et qui, faisant de la politique, était censé être en charge d’une cohésion nationale, avait appelé " racaille " ces laissés pour compte de la société, ces malheureux que l’on craint parce que l’on n’ose pas les regarder en face, tant le sentiment que nous les abandonnons, nous poursuit. Combien en est-il mort de ceux-la durant la guerre de 14/18, de ceux que les bien-pensants appelaient à l’époque les " métèques ", combien ? Pour quelles raisons ? Quels intérêts ? Sinon la seule sauvegarde des nantis !
D’ores et déjà je peux donner un avis négatif sur ce Cœur pensif puisque je viens de décider à l’instant même de pratiquer la fast critique qui est à la critique ce que le sandwich à la viande est à la gastronomie.
Je juge sur les premières pages, ce qui après tout n’est pas plus scandaleux que l’avis que l’on peut avoir sur un vin à la première gorgée. Est-on obligé de finir le flacon ?
Et je vais faire mieux, en inaugurant un autre type de critique, une sorte de Son et lumière littéraire.
Un " Son et lettres " dont voici un exemple sonore, digne et compassionnel celui-là, où il est aussi question de la guerre de 14:
 
 
 

lundi 15 octobre 2012

GALERIE DE PORTRAITS
 

URSULE MIROUET
 

 
Dans les questions d’héritage, de captations d’héritage ou de suspicions de captations d’héritage, Balzac est très à l’aise, plus réaliste qu’un notaire, plus perspicace qu’un juge, plus complet et précis qu’un greffier, plus vivant qu’un peintre. Ballet littéraire autour de l’héritage d’un docteur Minoret venu prendre sa retraite à Nemours, Ursule Mirouet est un de ses grands romans. Est-ce à cause du titre ? Y aurait-il une constante " grand roman " dans les titres féminins, Modeste Mignon, Eugénie Grandet, Cousine Bette, etc. Pourrait-on faire une étude de la féminité dans ces romans-là et de la masculinité dans les titres masculins : Louis Lambert, Cousin Pons, le Père Goriot, etc. ou au contraire, de la part de féminité dans les masculins et celle de masculinité dans les féminins, bon je m’en fous, je n’ai guère envie de fouiller ce thème, je lis, je ne dissèque pas, je laisse cela aux universitaires.
J’abandonne aussi ces histoires d’héritage, j’avais l’intention d’en parler, je fourbissais mes mots, j’aiguisais mes idées (façon de parler), et tout à coup je n’ai plus eu envie d’écrire quoique ce soit à ce sujet, d’autres occasions se présenteront au long de mon intégrale de la Comédie humaine, je n’en suis qu’au tome III de la Pléiade, mon garde-manger littéraire et balzacien déborde encore. Je ne suis pas prêt de mourir. Je me trouve d’ailleurs bien présomptueux face à ce géant d’avoir toujours quelque chose à dire. Au fond, dis-je quelque chose ?
Oui, je peux dire au moins ceci, Ursule Mirouet m’a foudroyé.
Foudroyé par la qualité des descriptions des genres humains qui figurent dès le début de ce roman, ces parents ou amis qui rôdent autour d’un Minoret vieillissant et porteur d’un héritage convoité.
La caractéristique d’un grand auteur, nul besoin d’une étude exhaustive pour découvrir cela, est de laisser pantelant un lecteur. Je pantèle en lisant Dostoïevski, Tolstoï et Tchekhov, ou Conrad, ou Proust, ou Mann ou Bernhard et quelques autres encore. Un grand auteur foudroie, coupe la respiration, les jambes, le sifflet, la chique, le quiqui et laisse son lecteur estomaqué, aussi ahuri qu’un type qui a la chance de boire un château Pétrus, et qui repose son verre sur la nappe, les yeux humides, disant : que m’est-il arrivé ?
Je croyais jusqu’alors Dickens supérieur à Balzac dans le foudroiement lorsqu’il décrit d’un trait acéré un personnage de ses romans. Eh bien ! Balzac est son égal. D’accord, Dickens foudroie plus vite et souvent plus drôlement, tel un dessinateur humoristique de quotidien, c’est vif, désopilant, on se dit comment fait-il mais comment fait-il ?
Balzac n’est pas en reste il foudroie aussi sûrement que Dickens mais pas à la manière d’un humoriste, à celle d’un peintre, par touches, d’abord légères, où veut-il en venir se dit-on, puis par des traits plus appuyés qui atteignent, lorsque le portrait s’achève, l’intensité dramatique d’un Rembrandt ou la cruauté d’un Goya.
Ainsi au fil du récit s’inscrivent des tableaux que le lecteur accroche dans son couloir mental, auquel il peut se référer tout au long des événements, et, dans cette galerie, les personnages sont si parfaitement définis par l’art du romancier que l’histoire coule de source et que le lecteur pourrait lui-même la conter.
Mieux vaut être Balzac tout de même.
Voici quelques figures construites par l’artiste :
Minoret-Levrault le maître de poste :
De chaque côté de la tête, on voyait de larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par les érosions d’un sang trop abondant qui semblait prêt à jaillir au moindre effort.
L’énorme ventre de ce géant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’un adulte et par des pieds d’éléphant.
Voilà pour Minoret-Levrault, ce n’est qu’un extrait, il y en a une page complète.
Goupil le premier clerc de M. Crémière Dionis :
Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillée comme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve…
Cet ensemble de choses sinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches.
Mme Crémière :
Mme Crémière était une grosse femme d’un blond douteux, au teint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans ses robes.
L’abbé Chaperon :
Les arcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de gros sourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avait perdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses joues rentraient ; mais cette destruction ne manquait pas de grâce, et ces rides pleines d’aménité semblaient vous sourire.
M. de Jordy :
Petit homme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu’il eut la face très pâle, vous frappait tout d’abord par son beau front à la Charles XII, au dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés ras comme ceux du roi-soldat.
Ses belles mains, la coupe de sa figure, qui rappelait celle du comte d’Artois (ex Charles X), en montrant combien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient le mystère de sa vie encore plus impénétrable.
Un peu plus loin :
M. de Jordy tressaillait toujours au nom de Robespierre.
Tout cela dans les trente premières pages d’Ursule Mirouet. Ces portraits (il y en a d’autres, de quoi remplir un couloir infiniment long) pourraient suffire à mon bonheur.
Mais ils ne sont que la bande annonce d’une œuvre éblouissante.
Entrez dans Ursule Mirouet, le spectacle peut commencer 

mardi 2 octobre 2012


CHAIR FRAÎCHE
 
LA MAISON DES SEPT JEUNES FILLES
 


 
Si je devais trier les romans de Simenon comme Jean Anouilh a trié ses pièces, Pièces roses et Pièces noires, il me semble qu’avec La maison des sept jeunes filles je viens de dégotter du rose dans l’œuvre de Simenon pourtant fort versé dans la peinture du noir, du ténébreux, du veuf et de l’inconsolé. De mémoire, je n’ai pas souvenir d’un roman de lui plus allègre que celui-ci.
Ce n’est pas l’Os à moelle, tout de même il y a de la misère, du ciel gris, du crachin, des huissiers, des lâchetés et pas beaucoup d’humour mais pour une fois cela s’ordonne selon un tempo plutôt enlevé, on n’est pas dans la complainte, dans le naufrage ou l’échec, on avance au rythme d’une samba, ça bouge, ça saute, on court, on rit, on flirte, on embrasse.
Guillaume Adelin est un brave type, professeur d’histoire au lycée de Caen, plutôt brillant dans l’exercice de ses fonctions de maître mais très insuffisant dans son rôle de chef de famille. Sept filles et une femme, c’est trop pour un seul homme, il est dépassé par les événements. Il en tient un petit grain tout de même, mais on a tous nos faiblesses, il prétend descendre de Guillaume le conquérant, après tout à Caen on peut se sentir plus proche de Guillaume le conquérant que de Soliman le magnifique, Giscard se croit bien un d’Estaing, lui. Il a une responsabilité le Guillaume, il s’est rendu coupable d’engendrement intempestif, il est à la tête d’une série rapprochée de sept filles, qui vont, au moment du roman, de l’adolescence pour la plus jeune, à l’âge adulte, vingt-cinq ans environ, pour l’aînée. Il a procréé à répétition, usant sa monture sous lui. Madame Adelin, son épouse, que ces chevauchées nocturnes ou peut-être diurnes et en tout cas fertiles ont épuisé, a pris (aussi) un coup sur la tête, elle se tient à une certaine distance de la réalité, elle laisse filer sa barque, toujours lunaire et comme flottante, pareille à un personnage de rêve plutôt qu’à un être de chair et de sang. Ses filles pourraient lui ramener comme fiancés des bébés phoques ou des thons rouges de Méditerranée, elle n’y verrait guère d’inconvénient. Elle dispose d’un optimisme de ravi de la crèche et on peut lui faire prendre, comme qui rigole, des vessies pour des lanternes et vice versa. Tout va bien pour elle, ne changez rien.
Ces jeunes filles rêvent bien entendu de mariage, c’est là le hic, elles se disputent le moindre prétendant qui croise dans les parages, que l’on voit au cinéma, au café, en promenade, elles se jalousent, se chamaillent, normal il n’y en aura peut-être pas pour tout le monde, mais cela se fait dans une bonne humeur communicative, une inconscience sympathique, sous l'oeil attendri du père. Tout ceci est très gai, musical, virevoltant et Simenon, lui même, semble s’amuser de cet art de vivre qui naît sous sa plume, lui qui, penché sur son bureau, ses crayons pointés devant lui et ses idées noires dans la tête voit toujours le monde sous des couleurs de pomme de terre. Ces jeunes filles en fleur le font trémousser.
Il y a un marchand de fromages dans l’histoire, il en faut un, à la retraite, un nommé Rorive, un veuf cousu d’or ayant fait fortune dans le camembert, bête comme ses pieds. Le fromage ne l’a guère affiné, cet irresponsable a prêté de l’argent à Adelin aux fins d’achat d’une grande maison apte à abriter toute sa smala.
Bien entendu Adelin est incapable de rembourser le premier sou.
Mais Rorive prend goût à cette situation de créancier à créance irrécouvrable. Venant tous les jours réclamer son dû, il ne semble pas si mécontent de ne pas se le voir remettre. Dans cette proximité avec son débiteur, il trouve une forme d’attachement, ce sont ses sous c’est donc un peu sa famille qu’il a sous les yeux, il s’installe, participe aux conversations, donne son avis sur des choses qui ne le regardent pas, et prend du plaisir à voir ces sept jeunes filles tourner autour de lui, dans des froufrous de robe, des parfums de jeune fille, et tout le saint frusquin. Au fond, il est prêt à convertir sa créance en chair fraîche, on va le voir bientôt. Sur les sept, il y en aura bien une pour moi, libidine-t-il, en secret. Laquelle ! Peu importe, marchand de fromages ça ouvre à la diversité, plus l’étalage est garni, plus le choix est ouvert, plus on peut vendre. À son âge, n’importe laquelle de ces poupées dans son lit serait inespéré.
Évidemment il rase tout le monde, et le créancier est par essence haïssable, au point qu’on lui fait sentir qu’on ne veut plus le voir. Ce qui va le vexer. Et lorsqu’on vexe un créancier il rue dans les brancards.
Il est temps de faire ici l’éloge du créancier, souffre douleur des romanciers. Ce riche qui prête pourtant sa fortune aux autres est leur âme damnée. Je veux le réhabiliter, lui tresser des louanges. C’est un type méritant, toujours présent quand on a besoin de lui, dans ces grands moments de nécessité, on le respecte, on lui fait des manières, on l’aime, le soir, à genoux devant la sainte vierge enguirlandée de fleurs, on prie pour qu’il ouvre sa bourse le plus largement possible, on lui promet le paradis, on voit un ange sur son épaule et une auréole sur ses cheveux, il est le sauveur. Ce type a économisé sous après sou, s’est privé de tout, et il arrive au bon moment, chaleureux, compassionnel, compréhensif, on a l’impression qu’il est prêt à donner cet argent, sans contrepartie, tant il paraît généreux. Et lui touche à une parcelle de bonheur, il partage le mérite de tous les saints, ses sacrifices n’étaient pas vains, son argent fait enfin des heureux. Soudain dès que ses sous ont changé de poche, il est suspect d’arrière pensées, et très vite il devient un galeux, un rapiat, il est ladre, laid, con, pervers. Lui qui dans sa quête harassante d’argent a risqué son âme et qui était en train de la regagner dans cet admirable geste du prêt est redevenu ce qu’il a toujours été, un ignoble individu. Dès la première échéance, on a envie de le piétiner, de lâcher les chiens sur lui, de lui arracher les testicules. Être créancier c’est avoir vocation au martyre, la créance c’est le péché originel des autres, la représentation iconique du bien et du mal. Aurait-on besoin des créanciers comme on a besoin de la souffrance pour éprouver de temps en temps de la joie, pourquoi pas ?.
Créanciers, nous, débiteurs, sommes des êtres abjects, sans mémoire ni reconnaissance, miserere pro nobis !
La fin de cette histoire ? A chacun de l’imaginer, sinon il faut lire Simenon.
Ultime satisfaction à la lecture de ce roman, les prénoms des filles Adelin sont épatants : Huguette, Mimi, Rolande, Colette, Roberte, Clotilde, Elisabeth.
Aujourd’hui on aurait eu droit à Charline, Elyne, Hayden, Océane, Léna, Jade, Kloé.
 

mardi 11 septembre 2012


ENTRER DANS L’HISTOIRE
 
MONSIEUR DE LA FERTÉ

 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)

 
Avec Monsieur de la Ferté, Pierre Benoit nous prend pour des billes. Il bourre son roman de fausses pistes ou de pistes qu’il avait peut-être l’intention d’emprunter mais dont il se fatigue aussitôt. Au bout d’un moment, désinvolte, il les abandonne : Qu’ils aillent se faire voir, semble-t-il dire aux lecteurs. Après tout, il est de l’Académie française maintenant, il peut bien faire ce qu’il veut, depuis quelque temps d’ailleurs, il ne se gênait plus. Mais un auteur de cet acabit, de par ses séductions naturelles de conteur, colle n’importe quel lecteur à ses récits, quoiqu’il écrive et même lorsqu’il a l’air de se foutre du monde
Pierre Benoit donne ce qu’il a, spontanément, naturellement, sans apprêt, ni effort apparent, c'est une jolie fille qui a beau être parfois désagréable, infidèle ou ronchon, quand on a la chance de l’avoir dans son lit, on ne donnerait pas sa place pour un empire !
Justement, ici, c’est d’empire qu’il s’agit, colonial, africain pour tout dire, gabonais pour être précis.
Les fausses pistes ?
Le titre d’abord, Monsieur de la Ferté : Pierre Benoit a écrit en 1923, un roman intitulé Mademoiselle de la Ferté, qui eut un grand succès (existe-t-il un roman de Benoit qui fut un échec ?), peut-être celui de ses romans qui s’approche le plus de " la grande littérature ", même si " grande littérature " est un concept foireux. Le lecteur de Mademoiselle de la Ferté voit dans ce Monsieur de la Ferté paru dix ans plus tard, une chance de renouer avec la demoiselle, de prolonger le plaisir qu’il a goûté en lisant ce célèbre roman, Pierre Benoit n’avait donc pas tout dit, intrigué, appâté, il imagine qu’il va entrer plus avant dans la connaissance d’Anne de la Ferté par le biais d’une aventure arrivée à un de ses neveux. Peine perdue, illusion, lorsque le roman commence on apprend par la Ferté que sa tante a cassé sa pipe, elle n’a été utile qu’au titre, on n’en parlera plus.
Autre fausse piste, la vie de garnison des coloniaux, elle occupe quelques pages, sans s’embarrasser d’originalités. Des officiers s’ennuient, boivent, parlent, insultent le petit personnel noir, jouent aux cartes, tentent de séduire les femmes des uns et des autres, bombent le torse, jouent aux matamores, sont pourris d’ambition, font des bassesses, ont parfois des bontés, bref l’armée ! On croit que l’on aura droit dans ce cadre à des aventures sentimentales, des drames, des coucheries. Ce n’est qu’un passage, le sujet n’est pas là.
Voici maintenant un adultère raté, une nommée Germaine (on comprend qu’elle ne sera pas l’héroïne du livre, sinon elle se serait appelée Antoinette ou Amélie), mariée à Soubeyran, un officier à gueule et mentalité de cocu, est intéressée par le lieutenant La Ferté, qui est fringant, courageux, et tout ce que tu veux. Elle essaie de l’attraper dans la chambre de ses enfants, mais La Ferté, dignement, refuse. Ce n’est pas que ! D’accord ! Mais ! Enfin ! Ici ? Oui, certes ! Oh, quand même ! Il lui promet de revenir le jour suivant, en lui faisant miroiter des lendemains qui chantent.
Seulement, on est le 1er août 1914, et des lendemains qui chantent on n’en verra plus pendant quatre ans. Là-haut en Europe, les grands imbéciles galonnés ont décidé de se prendre par le paletot et de s’infliger une bonne décoction de sang, via celui du peuple souverain. Entre les Français installés au Gabon et les Allemands installés aux Cameroun, s’instaure aussi un état de guerre. Quel besoin avait-on d’exporter cette lutte assassine dans les forêts profondes de l’Afrique noire ? Comme si les Africains n’ayant pas leur compte de rivalités ? Comme s’il fallait qu’ils prennent aussi en charge celles des blancs d’Europe ? N’auraient-ils pas pu faire comme si de rien n’était, ces Européens et continuer à écluser leur whisky sous les vérandas, dans le parfum des flamboyants et les miroitements du fleuve ? Les nouvelles d’Europe arrivent au compte-gouttes, on ne sait pas ce qui se passe là-haut, alors castagnons nous ici aussi, ça ne mange pas de pain. D’autant que les tirailleurs sont noirs, qu’ils ont l’esprit simple et que leur mort ne changera pas la face du monde.
Le roman prend alors une dimension guerrière. Dans cette marche de deux colonnes : la française montant au nord, vers le Cameroun pour débusquer la colonne allemande qui descend au sud, vers le Gabon, pour corriger la française, Pierre Benoit fait montre de tout son talent d’écrivain. Marche en avant, en arrière, détours, embuscades, camaraderies de combat, fortes têtes, désobéissances, blessures, héroïsme, tout est conté avec véracité par un Pierre Benoit en pleine forme d’autant qu’il peut utiliser sa veine raciste, (il n’est pas le seul, qui, en 1934, considérait un Gabonais ou un Camerounais à l’égal d’un Parisien de la rue d'Assas?) en mettant en avant la naïveté, la fainéantise, la stupidité naturelles des indigènes, poncifs qu’à cette époque on ne craignait pas d’étaler. Mais après tout, quatre-vingt ans plus tard, le plus haut représentant de la France n’allait-il pas confirmer dans un discours aux Africains que " les peuples africains ne sont pas entrés dans l’histoire ", merci pour eux ! Non seulement on les y faisait entrer mais on les y enterrait.
Ces deux colonnes vont se massacrer sous les yeux d’un lecteur qui prend conscience de la flagrante inutilité de ce combat, les états-majors n’ont donné que de vagues ordres aux militaires, ceux-ci savent à peine où ils se trouvent, ignorent si la France et l’Allemagne sont encore en guerre et s’interrogent sur les motifs de s’entretuer.
Expédition sanglante qui n’est en fait que l’alibi de deux types, les commandants de colonne, La Ferté pour la française, et Von Wernert pour l’allemande, deux héros au grand cœur, parfaitement romanesques, se vouant à distance une admiration mutuelle, et se respectant entre eux au point que l’un finit par sauver l’autre, au prix du massacre des soldats de chaque camp. L’héroïsme tout symbolique des supérieurs est ainsi fait qu’il doit s’abreuver au sang bien réel, celui-là, des pauvres types.
Le Pierre Benoit pacifiste montre ici le bout de son nez.
Au fond, il voit poindre, en cette année 1934, un an après l’avènement d’Hitler au pouvoir, une nouvelle confrontation franco-allemande. L’art du roman ou du grand romancier est de ne cesser de nous questionner dans l’allégresse d’une lecture passionnante.

Au pinceau: Basquiat