FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE)
PARTIE 8
LA FAIM
La première fois où je mangeais du
savon, je ne fus pas très satisfait, j’eus le sentiment d’avaler un
Paris-Brest déraillé et saponifié.
Car il m’avait fallu répondre au bout
d’un moment à la faim et me battre contre les informations d’une balance
qui annonçait scrupuleusement, jour après jour, des informations sur ma
mort probable et ses progrès continus. Il n’y avait ni bananes, ni
papayes dans mon île, seulement des produits de beauté. Dans un placard
je mis la main sur des savonnettes dont les papiers d’emballage
représentaient des fesses de bébé ou des cuisses de jeune femme. Faisant
l’impasse sur les bébés, je pris les cuisses, elles étaient au patchouli.
La première bouchée me fit grimacer, la seconde aussi, et la troisième
pareillement. Ce n’était pas possible, on peut vivre d’amour et d’eau
fraîche mais pas de savon. J’insistais pourtant, je formais dans mon
esprit l’image de l’emballage et je croquais à pleines dents cette
cuisse proposée, il me sembla que mon goût s’y faisait, que ma bouche
finissait par accepter l’agression grinçante du savon sur les papilles
et les bulles qui se formaient sur ma langue. Les cuisses de femmes
sentent le savon à moins que ce ne soient les savons eux-mêmes qui
sentent la cuisse. Peu importe, je parvins à avaler quelques portions,
la faim fit le reste, mon ordinaire était trouvé. Dieu seul sait ce
qu’un homme est capable d’avaler lorsqu’il est affamé.
Le lendemain je choisis Brise marine
et ensuite j’alternais, cuisses et bébé, couleurs et senteurs diverses,
apportant ainsi à mes repas, originalité et variété. Je ne reprenais
pas le dessus sur la balance, mais j’arrivais à ralentir la vitesse
vertigineuse de sa pente.
J’utilisais comme table le meuble en
bois dans lequel était inséré le lavabo, aux heures de repas, pour ne
pas lâcher prise je me calais sur les horaires du monde extérieur ( ma
montre fonctionnait, elle était le seul signal qui me venait du dehors,
mon déficit électronique me privant de tout autre appareil de
communication moderne), je m’asseyais, passais une serviette autour du
cou, dépliais l’emballage de la savonnette comme celui d’une tablette de
beurre et, à l’aide des ciseaux à ongles, découpais des morceaux que
j’avalais en fermant les yeux. À mon avis, je devais ressembler à un de
ces types dînant tout seul à une table de restaurant, qui, les yeux dans
le vague entre deux plats, paraît réfléchir sur des questions graves
telles que l’origine du monde ou la fiscalité européenne mais qui le
plus souvent s’interroge sur le dosage en sel de son plat ou sur les
fesses de la petite serveuse. Trempant mes doigts dans des crèmes de
beauté et les léchant, je découvris qu’elles pouvaient fort bien être
utilisées certaines comme condiments et d’autres comme desserts. J’ai le
projet d’écrire un livre de recettes sans doute unique au monde, dont
le titre sera : Savons, une nouvelle nourriture bio ?
À l’extinction de la provision de
savonnettes, le savon liquide et les sels de bains prirent le relais
mais ma situation devint à nouveau précaire et l’urgence de trouver
quelque chose de comestible s’imposa à moi puisque j’avais
définitivement choisi de vivre.
J’évoluais dans une fantasmagorie
parfumée, par toutes mes ouvertures j’exhalais des parfums de princesse
orientale sortant du bain environnée des aromates et des sels que l’on
avait abondamment jeté dans son eau. J’étais un djinn échappé d’une
bouteille de parfum et je me ressouvenais de ce poème des Orientales:
Murs, ville
Et port
Asile
De mort,
Mer grise
La brise,
Tout dort.
Etc, etc.
Qui finissait ainsi :
On doute
La nuit...
J'écoute:-
Tout fuit,
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit.
Dans mon court déshabillé au col
duveté d’oie, récitant des poèmes à tour de bras, les intestins bondés
de savon, je commençais à me faire du souci sur mes pulsions sexuelles,
les parfums façonnent-ils des préférences amoureuses, de toute façon
était-il utile de rajouter ce souci-là à ma situation désespérée ? Aucun
objet de désir ne se trouvait à mes côtés si on excepte des brosses ou
tout autre instrument dont les manches auraient pu être utiles. Mais
non !
Je maigrissais à vue d’œil, la glace
du lavabo en témoignait ainsi que la balance dont les annonces toujours
plus catastrophiques chaque jour annonçaient la chute de mon corps. Un
jour son plateau bougerait à peine lorsque j’y monterai et l’aiguille
aurait du mal à quitter l’extrême gauche.
J’allais mourir, propre comme un sou
neuf, dedans et dehors, luisant tel une aile de canard dans l’eau, mais
fildeférisé et aérien. J’embaumais et cet embaumement était une
préparation à ma fin.
C’est alors que je pensais au
dentifrice dont une multitude de tubes encombraient les étagères de la
pièce. Je commençai par un biflorué, j’encaissai le choc. Le lendemain,
je tentai un émail diamant, je n’en mourus pas, les dents étincelantes
je résistais et gardais un peu de vie, passant à l’aquafresh, au Signal
bicolore et même tricolore. Le dentifrice offre cette particularité
qu’il semble fait pour l’alimentaire, en l’avalant, je retrouvais les
mêmes sensations que lorsque je pompais à même le tube, le lait
concentré sucré de mon enfance. En repliant le corps du tube sur
lui-même je parvenais à lui faire cracher jusqu’à sa substantifique
moelle. Puis je passais au bain moussant et au shampoing. La salle de
bains commençait à ressembler à une cuisine de restaurant après le
service d’un repas de mariage. Partout papiers, tubes vides, flacons
entamées, bouteilles plastique, emballages déchiquetés, boites ouvertes
témoignaient de la lutte vitale qu’un pauvre type menait ici.
La symphonie des parfums que j’avalais
me fit désirer le Chanel n°5 qui trônait sur un bord de la baignoire,
c’était buvable, décidément on se prive de pas mal de choses dans la vie
normale, on les gaspille même en se les vaporisant partout alors
qu’elles sont comestibles et roboratives.
Un matin, on me coupa l’eau. Les
pingres de la Grande Bretèche désiraient vraiment se mettre dans la peau
d’un couple d’assassins. Dans le combat qui opposait Hortense et Horace
et le mensonge qui les réunissait, ma mort devenait nécessaire. Je
n’existais pas ni pour l’un, ni pour l’autre, mais chacun savait que ma
non existence affichée aux yeux de l’autre, était factice, il fallait
qu’elle cesse.
Sans eau, cela n’allait pas tarder.
Et je n’avais pas pensé à faire des provisions.
(A suivre)
le peintre: Lichtenstein