lundi 23 janvier 2012

UN MORT QUE L'ON TUE


EYLAU DARLING

 

LE COLONEL CHABERT
 


 

- Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si…
- Chabert.
- Est-ce le colonel mort à Eylau ? demanda Huré qui n’ayant encore rien dit était jaloux d’ajouter une raillerie à tous les autres.

- Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.
Quelque temps après la fin des guerres napoléoniennes, voici donc un mort vivant qui, tapant à la porte de l’étude de l’avoué Derville, subit les sarcasmes de ses employés.
Un peu plus tard devant le patron lui-même :

- Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ?
- Au colonel Chabert.
- Lequel ?
- Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.

Ce sont les premières mesures de ce qu’on pourrait appeler un thriller où un mort intervient dans une histoire de vivants.
Eylau, une boucherie que Balzac évoque seulement parce que le colonel Chabert y a perdu la vie sans y trouver la mort. Eylau est une victoire française obtenue dans des ruisseaux de sang. Après Iéna où Napoléon a battu les Prussiens assez proprement (on sait la réussite, de nos jours, de ce concept de " guerre propre ", cet impudent oxymore, dans les élucubrations militaires), il s’est mis à courir après les Russes (venus au secours des Prussiens, mais qu’ils ne purent rejoindre à temps) jusqu’en Prusse Orientale. Comment peut-on appeler victoire, une tuerie où disparurent en quelques heures, dix mille tués ou blessés chez les Français, et douze mille morts et quatorze mille blessés (qui mourront faute de soins) chez les Russes. On dit que le lendemain matin, Ney, parfumé et clinquant, parcourant le champ de bataille à cheval, champ de bataille qui était déjà un cimetière et que le combat venait de transformer en abattoir, s'exclama, avec un reste de raison : " Quel massacre ! Et tout cela pour rien ! ", puis il revint sous sa tente se faire reluire les bottes et servir un café chaud. Alors les morts, entrés dans leur trépas, demeurèrent dans la boue et la neige avec leur dernière interrogation sur les lèvres, cette surprise colossale que portent tous les morts pour l’éternité et que nous porterons aussi à notre tour  : " Que nous est-il arrivé ? "
Pas tout à fait pour rien puisque nous est resté Le Colonel Chabert que sa mort et Balzac ont rendu immortel.
De retour à Paris, réclamant ses droits, Le Colonel Chabert comprend, devant la mauvaise foi qu’on lui oppose, qu’il est plus mort qu’un mort. Il faut dire que sa femme a récupéré la fortune du colonel, rayé des cadres, et qu’étant devenue la comtesse Ferraud, elle que Chabert avait sorti du ruisseau pour en faire son épouse, il n’est pas question qu’elle en rende un liard, malgré la transaction envisagée par l’avoué Derville.

J’ai été enterré sous des morts, maintenant je suis enterré sous des vivants, dit Chabert.
Les circonstances de la mort et de l’ensevelissement prématuré de Chabert sont un morceau de littérature très réaliste. Ce colonel prend sur le crâne un coup de sabre russe qui l’étend pour le compte et, gisant, il est piétiné par les quatre-vingt dix escadrons de cavalerie de Murat (le gandin masqué mais malgré tout courageux) lors de la célèbre charge. On lui passe sur le corps, hommes et chevaux, par milliers, ferrés et cloutés, à l’aller comme au retour, de sorte que le personnel de santé, au soir de la bataille, ne s’enquiert même pas de sa vie, considérant qu’aplati comme il est, il ne peut être que mort. Et zou ! dans la fosse.
En se réveillant sous un monceau de cadavres, dans l’odeur fade du sang et des excréments, le brave Chabert (en furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien) convient, s’il ne veut pas mourir, pour de vrai, qu’il doit s’extraire le plus tôt possible de ce steak tartare. En touillant cette matière ex humaine, à l’aide de ce bras isolé dont il se sert comme d’une pioche, il finit par s’ouvrir, à bras raccourcis, un chemin vers la surface.
Recueilli par des paysans du coin, et soigné par eux (ils n’ont pas de rancœur, ces Prussiens) il réussit, s'étant débarrassé du bras, à quitter la Prusse orientale et à regagner Paris après des aventures successives à travers toute l’Europe.

J’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques (l’aventure napoléonienne prenait fin en effet avec les Cosaques bivouaquant au Champ de Mars).
Chabert croyait avoir accompli le plus difficile, erreur ! il lui faut maintenant s’extraire de la mêlée d’une société sans mémoire, ni gratitude, seulement crispée sur l’argent, avide de représentation et qui enterre les vivants plus facilement encore que les morts.
Voilà comment il se retrouve, dépouillé, désormais persona non grata, demi-solde sans solde, vivant déjà mort, ancien mort encore vivant, avec sa face de requiem, devant l’avoué Derville, à la quête d’au moins quelques-uns de ses droits.
Il était plus simple de ressusciter à Eylau.
Ce dernier combat-là, il le perdra.


et

mardi 17 janvier 2012

UNE LIBERTÉ QUI MARCHE DROIT


DES TRUFFES SOUS L’HUMUS ?
 
LE VOLONTAIRE
 

 
Dans mes lectures hasardeuses on peut retenir en gros quatre catégories de livres :
Les introuvables illisibles.
Les introuvables lisibles.
Les trouvables illisibles.
Les trouvables lisibles.
Le Volontaire de Pierre Frondaie correspond à une sous catégorie, ou plutôt à un croisement de catégories, il est introuvable lisible dans les premières pages et introuvable illisible pour le reste. Pierre Frondaie, ai-je besoin de le rappeler, est l’inoubliable auteur, pourtant fort oublié aujourd’hui, de L’Homme à l’Hispano. Romancier prolixe et adulé, il était, en homme, l’Amélie Nothomb de l’entre-deux guerres littéraire.
Je ne m’inflige pas de punition en lisant des livres illisibles, je tente seulement de découvrir des pans de lisible au travers de l’illisible, c’est souvent peine perdue, mais sous la couche d’humus dorment parfois quelque truffes qu’il eut été dommage de ne pas cueillir. Lire n’est pas autre chose que chercher des truffes.
Et il y avait une truffe dans ce Volontaire.
Je l’ai donc commencé avec appétit, la truffe étant que l’action se déroule en Italie en 1937 et 1938 dans un milieu ultra fasciste au moment où Mussolini, sur son balcon, le menton en avant, l’air féroce d’un matamore de comédie, et ses lieutenants à plumes sur la tête, rangés autour de lui, mauvais comme des aigrettes aigries, galvanisaient les jeunes chemises noires pour les enrôler dans le corps expéditionnaire formé pour prêter main forte à l’admirable entreprise d’assassinat que Franco mena durant la guerre d’Espagne.
J’étais d’autant plus intéressé par l’histoire que le roman a été écrit, d’après son auteur, de septembre 1937 à avril 1938 et que le livre (paru chez Plon) est sorti des presses de l’imprimeur en 1938.
Que pensait un romancier célèbre (en 1938 et non pas une fois passés les événements) de la guerre d’Espagne et de l’engagement des dictatures auprès de Franco ? Voilà ce qui m’intéressait. Le Volontaire conte l’histoire d’un jeune homme, Giacomo Mazzuccato, un fanatique mussolinien, ayant déjà un passé exemplaire de militant, qui, devant son père, Amilcar Mazzuccato, authentique héros fasciste bardé de médailles, refuse de s’engager à la grande surprise de celui-ci. C’est le début du roman et presque la fin pour moi.
Le débat que j’attendais entre violence et pacifisme en 1938, entre héroïsme et pusillanimité, entre liberté et asservissement, entre démocratie et dictature n’aura pas lieu, Pierre Frondaie s’en fout, il y substitue un classique triangle amoureux à la Phèdre. Giacomo est tombé amoureux de sa belle-mère, la nouvelle et jeune épouse de son père Amilcare et c’est pour cette raison qu’il ne veut pas s’engager. Ayant lu cette histoire de belle-mère maintes fois, sorte de recette d’un auteur en mal d’inspiration (le Phèdre de Racine, sommet littéraire, ayant définitivement tué ce genre de situation), connaissant d’une part comment s’est finie la guerre d’Espagne et me foutant comme de ma première chemise de savoir ce qui allait se passer, à la fin, entre Giacomo, son père Amilcar et l’épouse et belle-mère Lorenza, je me suis découragé au point d’abandonner le roman à un peu plus de sa moitié (de la moitié du roman pas de la moitié d’Amilcar, qu’était-il allé épouser une jeunesse ce vieux barbon héroïque ?). En général ce genre d’histoire finit mal, mais que dire alors du dénouement de la guerre civile en Espagne et de la pantalonnade mussolinienne ?
Je me suis donc replié sur la préface, une auto préface puisqu’elle est l’œuvre de Pierre Frondaie lui-même, qui au fond est la partie la plus intéressante du Volontaire puisqu’elle traite, elle, du problème de la liberté. C’est une préface assez digne, ménageant la chèvre et le chou et je ne veux guère narquoiser ou pire juger et condamner, qu’aurais-je fait ou écrit moi-même à cette époque ? Qu’on me permette toutefois de constater qu’il a le cul entre deux chaises, le Frondaie.
Je puis tout de même relever quelques expressions, assez laides, de l’auteur disant aimer avec passion la liberté mais osant un :
" Elle (la liberté) se livre aux politiciens et travaille sous leur surveillance. Elle se donne, se vend aux métèques "
Un autre aujourd’hui aurait parlé de la racaille.
Il faut les comprendre, lui comme l’autre, s’expriment devant une France partagée en deux, sur la question de la liberté et de l’identité des citoyens, ils craignent de perdre une moitié de leur public, cela vaut bien de glisser une petite ignominie dans leur discours.
Et il y a encore ceci :
" La jeunesse française est forte. Elle s’attriste seulement de reprocher à ses aînés les entrechats d’une liberté si belle quand elle marchait droit. Alors cette porteuse de lumière ne titubait pas, saoule d’elle-même. La jeunesse française ne désespère pas de lui rendre sa dignité, momentanément égarée. "
J’ai peur de comprendre ces allusions, en tout cas je n’aimerais pas vivre sous une liberté qui marche droit, je la préfère un peu saoule d’elle-même.
Mais je ne voudrais pas non plus faire mon petit Saint-Just.
 Tableau: Rouault
 
et aussi:
 

mardi 10 janvier 2012

DEUX ANGLAISES CUL SERRÉ




 
UN ÉPISODE INTERNATIONAL

 



 
Eté 1874 : deux types descendent du Russia, un transatlantique sans doute à voile et à vapeur de la ligne Cunard, et s’installent à New-York pour une visite touristique.
Ce sont deux jeunes anglais, dont un noble, lord Lambeth, huppé et plein aux as, pour l’instant marquis et promis à la destinée de duc de Bayswater lorsque son Bayswater de père cassera sa pipe. Lord Lambeth est accompagné par un roturier du nom de Percy Beaumont qui le chaperonne car le lord est un brave type plutôt naïf, en âge de se marier, et il n’est pas question de l’abandonner à la convoitise de quelque américaine charmante ou même riche mais manquant considérablement de quartiers de noblesse.
Et de fait, sur recommandation d’un Anglais ayant déjà fait un séjour à New-York, les deux hommes rencontrent un nommé Mr. Westgate, un businessman à l’américaine, travaillant comme un dératé (avocat ou banquier on ne sait pas trop), ayant tout juste le temps de pisser, qui les expédie chaleureusement à Newport, au bord de la mer, où sa femme Kitty et sa belle-sœur Bessie passent l’été à l’abri des miasmes new-yorkais, dans une villa luxueuse où elles boivent du thé et lisent des livres tandis que le vent du large fouette leurs cheveux. Bien entendu ces deux sœurs sont à croquer, sinon il n’y aurait pas de nouvelle, et elles reçoivent magnifiquement leurs invités. Quel imbécile ce Westgate, quel risque il prend, s’abrutir au travail alors qu’il a sous la main une si jolie femme et qu’il pourrait même fantasmer sur sa belle-sœur tout en regardant, un whisky à la main, les vagues de l’océan taper sur la grève. Crois-moi, Westgate, tu t’en sors bien, si j’avais écrit cette nouvelle, comment que je te l’aurais soutiré ta Kitty, il n’y a pas que le boulot dans la vie !
Je me vois bien écrire la façon dont je l’aurais débarrassé de sa robe légère la Kitty, comment je me serais jeté sur elle, lui ôtant avec les dents ses jupons et ses dessous, aussi goulûment que je me jette sur le foie de veau. Mais du calme ! Je ne suis que lecteur, je ne peux guère franchir cet espace qui me sépare d’un auteur en me tapant ses héroïnes.
Le séjour des deux hommes est paradisiaque. Mais Percy Beaumont se rend compte que Bessie, la célibataire donc, a tapé dans l’œil du lord, qu’elle ne cesse de l’interroger en mijaurant, croit-il, sur la vie en Angleterre, Londres, les bals de la noblesse, les écrivains anglais, la vie culturelle, les monuments, etc., en bref qu’elle devient dangereuse pour le futur nuptial de lord Lambeth.
Elle a beau faire partie du gratin Bostonien, la petite Bessie ne vaut pas un clou, eu égard aux titres de noblesse du lord. Percy fait donc écrire un message par madame mère, la duchesse de Bayswater, herself, sommant le lord de rentrer aussitôt à Londres, son père étant au plus mal. Celui-ci se portant aussi bien que la tour de Londres, on s’en doute.
Maintenant c’est aux deux sœurs de se rendre à Londres. Quelques mois après.
Après un passage par Bond Street et Regent Street, elles descendent à l’hôtel Jones et s’apprêtent à profiter de la vie londonienne. Kitty avertit sa sœur qu’il est inutile de chercher à revoir lord Lambeth (qui les a pourtant invités à le rencontrer si d’aventure elles venaient en Angleterre), car ce qu’il représente à Londres, sa famille, ses relations, l’air pincé de la société, lui feront regarder de haut les deux petites Américaines. Le charmant garçon que nous avons rencontré à Newport, loin de ses bases, n’est sans doute, dans son environnement coutumier, qu’un con prétentieux et snob, lui dit-elle par le biais de la plume d’Henry James, légèrement retouchée par la mienne, puisque je suis en train de lire, je ne crois pas l’avoir encore précisé, un Episode international du susdit, comme tous les Anglais, ajoute-t-elle, de son rire charmant.
Or lord Lambeth apprenant le séjour à Londres des deux Américaines, les rencontre, leur reproche de ne lui avoir rien dit de leur visite, et leur fait découvrir tous les lieux huppés de la ville, en se montrant charmant, plein de prévenances, tel qu’il était à Newport et même énamouré de Bessie, semble-t-il.
Mais voilà, lui c’est lui, et maman c’est maman, la duchesse de Bayswater apprenant que son fils invite les Américaines dans son château de Branches (attention ce n’est pas une hutte de branchages, c’est le nom du château, d’ailleurs Henry James, s’amuse à attribuer, une fois n’est pas coutume, sans doute veut-il imiter Trollope ou Dickens, des patronymes assez singuliers à ses personnages) vient les rencontrer à leur hôtel, en compagnie de sa fille, lady Pimlico (du nom d’un quartier de Londres, voir la parenthèse au-dessus), aussi cul serré que sa mère. Toutes les deux se montrent désagréables.
Ceux qui liront Un Episode international connaîtront la fin.
J’engage le maximum de lecteurs à s’intéresser aux Nouvelles d’Henry James, qui sont succulentes, plus vives que ses romans (parfois indigestes, à mon goût, hein !), comme par exemple des petits fours sont plus agréables que les gâteaux qu’ils reproduisent en minuscule.
Mais l’intrigue au fond n’est pas l’essentiel.
L’essentiel est le travail étonnant de cet écrivain, partageant sa nouvelle en deux parties, avec effet de balancier : deux Anglais découvrent d’abord le nouveau monde, puis deux Américaines visitent le vieux. C’est l’occasion pour Henry James de porter un regard lucide, parfois critique, sur deux pays qui sont les siens, et qu’il aime puisqu’il est Américain et se fera naturaliser Anglais à la fin de sa vie.
Le lecteur, moi en tout cas, découvre avec délectation, comme au travers d’un livre d’histoire, le New-York de 1874, (Broadway, la cinquième avenue, les hôtels, etc.) dans son état de chantier en cours et le Londres de la même époque, ses monuments, ses jardins, ses nobles et son thé.
Prochaine gare La Pension Beaurepas.
Je me demande si, entre temps, je ne vais pas établir des correspondances de lecture avec les nouvelles de Guy de Maupassant. Je vais voir, je vais voir, je fais ce que je veux avec la littérature !

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Et aussi:
http://www.trabucaire.com/index.php?option=com_virtuemart&page=shop.browse&category_id=11&Itemid=5

jeudi 5 janvier 2012

MORALE PUBLIQUE


DE SACRÉES GARCES


 
LE PÈRE GORIOT

 

(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 

Devant Le Père Goriot, ce monument de la littérature, je me sens aussi plat qu’un scolopendre. Quoi ! Moi, misérable rampant, irais faire des commentaires sur ce roman ! D’autant que des gens extrêmement savants et super spécialisés (qu’on n’est pas obligé de lire, qu’il vaut même mieux parfois ne pas, l’auteur se suffisant à lui-même) ont publié une infinité d’études, de thèses, d’analyses sur Le Père Goriot et que tout le monde connaît ces personnages et ces lieux (et ceux qui ne connaissent pas doivent faire un acte de contrition et se mettre à jour instantanément), Paris, la pension Vauqer, les hôtels particuliers des grandes dames, la veuve Vauquer, Vautrin et son étrange séduction, les filles de Goriot, Anastasie de Restaud et Delphine Nucingen (des garces !), Rastignac et son ambition, papa Goriot et son passionné, déraisonnable, infini, maladif amour pour ses filles, fatal jusqu’à en mourir complètement rincé, sans même un linceul pour l’ensevelir, et sans leur présence à son lit de mort lui qui, riche, leur a distribué l’essentiel de sa fortune et qui, tombé dans le dénuement, a lâché aux prêteurs ses derniers lambeaux, rentes, meubles, linge et vaisselle afin de financer leur démesure financière et amoureuse.
Donc je n’en parlerai pas.
Je préfère évoquer une courte préface de deux pages de Balzac, écrite en mai 1835, à l’occasion de la seconde édition (Werdet) du Père Goriot, quelques lignes reflètant, entre autres, l’attitude de Balzac face à la presse et l’accueil qu’elle fit du roman.

Le Père Goriot, dit-il, est l’objet d’une censure de Sa Majesté le Journal, cet autocrate du dix-neuvième siècle, qui trône au-dessus des rois, leur donne des avis, les fait, les défait ; et qui, de temps en temps, est tenu de surveiller la morale depuis qu’il a supprimé la religion de l’Etat.
L’avis des journalistes sur son roman ou en l’occurrence ici le non avis, le fait fulminer, pourtant un journal qui trône au-dessus des rois, c’est plutôt rassurant. Mais le conservateur qu’il était, royaliste légitimiste, s’en offusque et surtout il trouve plus conservateur que lui en ce qui concerne la morale. Mais ses personnages et ses récits, qu’ont-ils à faire de la morale ? Ne se situent-ils pas au-delà ? La littérature ne réside-t-elle pas ailleurs ? Comment le champ de la morale pourrait l’investir ? Le lecteur tombe des nues en songeant que l’on a pu reprocher au père d’Anastasie et de Delphine son immoralité.
À l’époque des restaurants du cœur et des grandes entreprises philanthropiques, où l’amour, la compassion dégoulinent comme du caramel mou sur nos écrans, nous ne sommes pas choqués de la soi-disant immoralité du Père Goriot, elle ferait le délice des chanteurs à la mode. Aujourd’hui le sentiment est tout, à condition qu’il s’exprime publiquement. À l’heure de la " vérité vraie " (oui !), du " c’est que du bonheur ! " de " l’on doit faire son deuil ! " du " c’est clair ", du " cœur grenadine ", et de je ne sais quoi encore de bien sirupeux, bref de l’émotion marketing qu’on ne tardera pas un jour à acheter en supermarché, entrelardée de chansons d’amour, ou qu’on nous servira bientôt sous la forme de pommes de terre frites, dans quelque gargote à la mode organisée comme une chaîne, un père Goriot exemplaire, pourrait à coup sûr, avoir son visage sur les tee-shirt, sur les étiquettes des produits équitables ou donner son nom à un sandwich. Trouverait-on à redire aujourd’hui, dans les kermesses expressionnistes du cœur, à l’attitude révoltée de ce papa face à une société qui lui gâte ses filles, qui l’empêche de les couvrir d’argent et qui ne songe pas un seul instant, ou à peine, durant les quelques moments de faiblesse de son agonie, que les secourues étaient de sacrées ingrates.

Le père Goriot est comme le chien du meurtrier qui lèche la main de son maître quand elle est teinte de sang ; il ne discute pas, il ne juge pas, il aime.

L’auteur savait bien qu’il était dans la destinée du Père Goriot de souffrir pendant sa vie littéraire, comme il avait souffert durant sa vie réelle. Ses filles ne voulaient pas le reconnaître parce qu’il était sans fortune ; et les feuilles publiques aussi l’ont renié, sous prétexte qu’il était immoral.,
Nous sommes en 1835, on a chassé Charles X à coups de pieds dans le derrière, mais son puritanisme et son élitisme de classe ont laissé des traces sous cet ersatz de roi qu’était Louis Philippe. La restauration et la monarchie de juillet n’ont de cesse de rétablir l’ordre ancien, la hiérarchie nobiliaire, les dogmes religieux, les fluctuations de la justice au gré de l’argent et des influences. L’ordre et la morale règnent, opposables seulement aux classes inférieures, la misère est le talon d’Achille du pouvoir, de tous les pouvoirs, non parce qu’elle les révolte mais parce que ne se satisfaisant jamais de son sort, elle les hante comme un remords, et mieux vaut alors la considérer comme immorale. On se scandalisait plus volontiers du cri d’un père hurlant contre une société qui l’empêchait d’aider ses filles (une société qui en réalité les avait pourries), que des frasques amoureuses et financières commises par des baronnes ou des femmes de banquier dans les alcôves du faubourg St. Germain.
Bon après tout, je ne sais pas si cela a tellement changé. La morale c’est toujours pour les autres et face à l’argent, elle a rarement le dessus. Mais la dictature du cœur nous fera-t-elle un meilleur sort ?
Tiens, je préfère me concentrer sur la vision d’un Honoré, dans sa robe de chambre aux allures de chemise de nuit, sa cafetière à portée, s’épuisant à sa table de travail, sur laquelle s’amoncellent des gigantesques travaux littéraires, ayant pondu, en même temps que Le père Goriot, ou durant les mois qui ont précédé, Le Colonel Chabert, Ursule Mirouët, Eugénie Grandet.
Qui dit mieux.
Un tel génie littéraire est-il moral ?
Ce sont sans doute, les cris de révolte que poussent les littérateurs d’aujourd’hui, envieux et admiratifs : " Pourquoi un tel talent chez un seul ? "’


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dimanche 1 janvier 2012

LES BARRIQUES DE GULLIVER


LE TAXIDERMISTE FOU
 
L’ÎLE VERTE
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
Tous les romans de Pierre Benoit possèdent le même nombre de pages, aux alentours de 315.
Sur des rayonnages, ils occupent autant de place qu’un roman, en réalité leur dimension est plutôt celle d’une nouvelle. Typographie et mise en page aérée de l’éditeur de l’époque, Albin Michel, contribuent à donner une impression d’épaisseur, épaisseur augmentée par le papier jauni et comme feutré par le temps, au point que ces volumes me font l’effet, sous ma main, tant le papier s’est assoupli, d’une pile de serviettes de toilette, rangée dans une armoire, mais que cela soit bien entendu, je ne mélange pas les serviettes et les livres. Car il y a tout de même aussi cette fragilité que l’on ressent (on tourne les pages avec précaution, comme si elles allaient se briser et malgré tout il arrive qu’elles le fassent), je ne sais pas comment la définir cette fragilité, celle par exemple d’une fleur séchée, disons d’une marguerite découverte entre les pages, et placée là par un amoureux, qui choirait quatre-vingts ans environ plus tard (pas l’amoureux, la marguerite je veux dire). Parution en 1932 pour L’Île verte que je suis en train de lire. À noter que c’est sans doute pour L’Île verte qu’Albin Michel inaugure sur la page de couverture, le titre tout récent de son auteur, un événement datant de 1931, Pierre Benoit de l’Académie française.
Les récits de Pierre Benoit se lisent d’une seule traite, au bout d’un court moment de lecture, on se trouve tout à fait étonné de ne plus avoir de réserves sous la main. Zut ! dit-on, j’arrive au bout. C’est bon signe ce zut. Car on est plutôt habitué, en général, à jeter un livre au loin, en hurlant : il y en a marre de cette grosse bouse !
Pierre Benoit place ses histoires dans tous les coins de la terre et souvent dans le cadre d’événements historiques. On y rencontre des révolutionnaires, des marins, des navigateurs, des espions, des femmes fatales, des danseuses, c’est-à-dire des lieux ou des personnages en général assez exceptionnels avec lesquels l’auteur compose un plat tout à fait digeste.
Ici, dans L’Île verte, il réussit ce tour de force de nous dépayser chez nous, il nous fait un exotisme franco français, dans notre propre pays et on n’y voit que du feu. Une île sur la Garonne, l’île verte, un nommé Ruiz, empailleur d’oiseau, sa fille et sa cousine Andrée, Bernard, l’employé de la boutique autant d’ingrédients qu’il lie dans une sauce romanesque de bon aloi, et en avant pour l’aventure.
L’île verte ? Qui ne connaît pas ? Moi, en tout cas, il a fallu Pierre Benoit pour que je découvre ce long serpent qui épouse la Garonne au moment où celle-ci, pleine de rêves d’Amazone, se gonfle comme un bœuf et devient si belle et si grasse qu’on est obligé de l’appeler la Gironde. J’étais impardonnable de ne pas connaître cette île, car en face sur la rive gauche, on pourrait presque apercevoir les barriques reposant dans les chais sombres et odorants des châteaux Margaux, Issan, Palmer, Giscours, Chasse Spleen, et autres grands bordelais classés. Par vent favorable sur l’île on doit même percevoir ces effluves vanillés de bois et de vin que leur sous-sol lâche en brumes parfumées, on se prend alors à penser que si l’on était un géant, dans le style Gulliver par exemple, on aurait seulement à enjamber les deux ou trois cent mètres qui séparent l’île de la rive, comme s’il s’agissait de sauter un simple ruissellement d’après la pluie, de marcher précautionneusement en évitant d’écraser les vignes de ces lilliputiens besogneux, de se pencher vers les caves, et accroupi d’ouvrir d’une chiquenaude leurs grandes portes, d’en extraire les barriques une à une, et de les avaler, chacune en une gorgée, à la manière d’un dé à coudre, ou comme si on gobait un oeuf, allez hop, voilà pour Palmer, les vieux millésimes, à Chasse Spleen maintenant, les blancs et les rouges, gloup, gloup, en rejetant dans son dos les bordelaises comme des coquilles de noix, sus à Margaux, toute la récolte, gloup, gloup, en souhaitant ne jamais étancher sa soif tant ce qu’on avale est civilisé, riche, complexe, et en s’autorisant des renvois vineux aromatisés au merlot et au cabernet que triomphalement, soudain redressé et immense, on adresse aux cieux, comme une action de grâces.
Bon je ne suis pas là pour ça, je ne veux pas faire avaler par un géant, même s’il a bon goût, des centaines de millions d’euros de stock, du respect, monsieur ! On ne joue pas avec le vin comme on joue avec les sous !
Je suis là pour l’Île verte, et même si faisant le snob, ou le fin lettré, on se dit au cours de la lecture : " tu ne m’auras pas, Benoit, tu ne m’auras pas, tu n’es pas assez bon écrivain, d’autres te valent et te surpassent ", il nous piège le type, il fait ce qu’il veut du lecteur et même si celui-ci voit les ficelles, les raccommodages, les mauvaises jointures, le conteur assure, comme on dit aujourd’hui.
Il assure et se permet de faire d’un fou d’oiseaux un sorte de héros délirant sacrifiant tout à sa passion, et même moi, qui n’aime que les oiseaux lardés et rôtis, j’ai dû m’incliner.
L'île verte, d’une superficie de 790 hectares, est un sanctuaire pour plusieurs espèces ornithologiques. On y trouve des cigognes blanches, des busards des roseaux, des aigrettes garcettes ou des milans noirs, Pierre Benoit avait relevé ce fait, il ne lui en fallut pas plus pour inventer une histoire abracadabrante à laquelle on ne croit pas une seconde où un taxidermiste, désormais ornithologue se met à protéger les oiseaux et se refuse à les empailler au grand dam de sa famille, de sa fortune et de sa raison, une histoire qui nous émeut parce que, même si on tente de résister, de ne pas se laisser embarquer par la musique du compositeur, on comprend bien qu’elle est la création d’un écrivain, qu’en un mot, c’est de la littérature.
À un moment, l’auteur se rend compte que son héroïne, Andrée Ruiz, est bidon, (il est comme ça Pierre Benoit, de temps en temps il s’applique et à d’autres moments, il cabotine), qu’elle n’a ni queue, ni tête, qu’elle est actionnée par des motifs incompréhensibles et que le lecteur va s’en apercevoir, alors il écrit, page 264 : Votre Andrée Ruiz, ne manquera-t-on pas de m’objecter, vous auriez pu vous arranger pour la faire un peu plus vraisemblable. Qu’est-ce que c’est que cette existence, cette beauté, cette jeunesse gaspillée par une femme que ne guident même pas l’amour du prochain ou le goût du sacrifice.
Bref, il voit bien qu’il a déconné, trop tard, on est à cinquante pages de la fin, il ne reste que le dénouement, pas le temps de tout remodeler. Alors, comme il est, dans son habit vert, épée au côté, un immortel de l’Académie française et qu’il peut désormais plastronner, il ajoute :
Et puis, après ? Comment songerais-je à lui en vouloir ? Il est des créatures de chair et de sang auprès de qui j’ai vécu, et dont j’avais en mains tous les atouts pour surprendre le secret, si elles en avaient eu un…Il me semble, en définitive, les avoir encore plus mal comprises et connues que cette jeune fille solitaire et taciturne, qui elle, au moins, possède l’excuse de n’avoir sans doute jamais existé.
Et hop ! Joli tour de passe passe et combien cette excuse de n’avoir jamais existé est belle sous la plume d’un romancier. Ce type de remarque, un auteur la sert en général dans un envoi en tête de roman, quelle importance ! lui, Pierre Benoit, fourgue une préface en plein milieu du roman, et miracle, ou virtuosité de l’écrivain, ça marche quand même.
Mais nous, lecteurs, en prenons pour notre grade, il nous lance en quelque sorte ce défi : J’écris ce que je veux, allez vous faire voir.
Je dois avouer que ce clin d’œil que j’appellerais même impertinence d’auteur me remplit de joie.
J’ajoute ceci, à l’heure où l’on voit tant de pseudo romans publiés, je ne comprends pas pourquoi Albin Michel ne s’attelle pas à une édition des Œuvres complètes de Pierre Benoit, cela aurait au moins le mérite d’ôter un peu de place à la mauvaise littérature.
Allez je continue, j’ai encore une quinzaine de Pierre Benoit à lire.


Le tableau: Cucuel