LE CONTRAT DE MARIAGE
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
C’est la première fois que je lis un
acte notarié comme un roman d’aventures. Avec Balzac il faut s’attendre à
tout, d’un fatras juridique, il peut extirper un thriller.
Certains écrivains sont capables de vous faire lire un annuaire
téléphonique avec délectation. Par la seule vertu de l’art d’écrire, une
litanie fastidieuse peut prendre l’allure d’une saga et la diversité
des noms propres, leur origine, leur sonorité, les digressions
historiques ou géographiques que l’on peut imaginer, les références aux
lieux, aux hommes célèbres, aux événements, à la littérature, à la
beauté du monde que revêtent le nom des rues, des avenues et des places
peuvent s’amalgamer comme un texte sacré, une bible. Emporté par ces
milliers de références et cette multiplicité où même les chiffres des
numéros de téléphone semblent prendre vie, le lecteur se met à rêver. Un
annuaire téléphonique devient alors un puzzle, où, assemblées dans un
certain ordre, les pièces, grâce au talent de l’écrivain, s’agencent et
laissent apparaître des personnages, des paysages ou des aventures. Quel
auteur un jour s’attellera à cette tâche exaltante de nous faire lire
avec passion un annuaire ? Ce n’est pas un défi, c’est la fonction même
de la littérature, ordonner des mots pour raconter une histoire.
Le Contrat de mariage est de
cette trempe. L’acte notarié qui se négocie et se rédige sous nos yeux, à
l’occasion d’une union projeté, narre le passé des personnages, leur
présent et leur futur prévisible dans leur rapport avec le patrimoine,
sans qu’il soit besoin que l’histoire se déroule entre les pages qui
suivent, car elle est tout entière contenue dans les articles et les
alinéas d’un acte authentique. Derrière les mots, les termes savants et
la sécheresse juridique, se cachent les déterminations psychologiques et
financières, les arrière-pensées et les rancœurs qui vont précipiter un
drame que le lecteur peut désormais fort bien imaginer lui-même.
Le projet matrimonial et ses
incidences financières qui vont unir Paul de Manerville (amoureux fou)
et Natalie (sic) Evangelista, jeune fille de la société bordelaise, fort
belle mais ayant pris l’habitude vivre comme une princesse (il n’y a qu’un prince qui puisse épouser Mlle Evangelista, dit-on dans Bordeaux), constituent la trame essentielle du Contrat de mariage.
Après le décès du père Evangelista,
entrepreneur audacieux qui s’est constitué une fortune, Mme Evangelista
et sa fille Natalie ont mangé, en l’espace de 6 ou 7 ans, à coup de
fêtes et de représentation, deux ou trois millions de francs de
l’époque, l’équivalent par exemple de deux propriétés telles que
Lynch-Bages et Pichon-Longueville, récolte comprise, et on frémit à
l’idée des millésimes, de 1813 à 1820, qui leur ont bêtement échappé.
Pourtant les Evangelista, mère et fille, continuent de porter beau au
sein d’une haute société bordelaise qui n’a pas encore pris la mesure de
la diminution de leur fortune. Paul de Manerville, brave jeune homme
assez naïf, que son ami de Marsay a pourtant mis en garde, doté d’un
titre de comte et, ce qui ne gâche rien, d’une solide fortune familiale,
arrive à point. Les Evangelista ne vont pas le laisser passer.
Le notaire Mathias attentif aux
intérêts de son client Manerville, comprend qu’il y a un risque, Mme
Evangelista et sa fille une fois le poisson bien ferré, dévoreront à
belles dents, comme elles l’ont fait pour la leur, la fortune que ses
parents ont laissé à Manerville, c’est-à-dire deux ou trois propriétés
en Gironde, un hôtel particulier à Bordeaux, un à Paris et quarante
mille franc de rente, une beau capital. Il faut installer quelques
garde-fous, glisse Mathias à son client qui ne perçoit aucun danger tant
l’amour l’aveugle. D’autant que les comptes présentés par Mme
Evangelista et son notaire Solonet sont faux, la fortune bien réelle que
possédait en son temps Mme Evangelista, au décès de son mari, s’est
évaporée et Solonet veut faire passer pour substantiels les quelques
lambeaux qu’il en reste. Ses clientes consomment le capital de Paul de
Manerville, avant même de l’avoir solidement arrimé, elles ont le projet
de partir vivre à Paris, dans l’hôtel où Paul entreprend des travaux
considérables pour accueillir sa future épouse, elles lui ont déjà fait
réserver un abonnement à l’opéra, et préparer des équipages à la hauteur
de leur caste, toutes deux n’ayant point l’intention de vivre dans la
capitale sur un pied moindre qu’à Bordeaux. Elles sont sous le starter,
le sprint qu’elles vont entreprendre, mènera tout droit à la déconfiture
de Paul.
Manerville fasciné par la beauté de
Natalie n’est plus en mesure d’écouter un quelconque conseil. Mathias
négocie le contrat de mariage presque contre sa volonté, et parvient à
mettre à l’abri une partie de la fortune.
La scène entre les deux notaires
discutant pied à pied, dans un coin du vaste salon, au collier près, au
sou près, tandis que les amoureux se font les yeux doux devant la
cheminée est digne du théâtre de Molière.
Hélas, en tentant de protéger son
client, en élevant des fascines juridiques, Mathias vient de mettre à
jour des suspicions et de fâcher la future belle-mère, il a fait naître
en elle une de ces haines que rien ne peut éteindre, qu’on n’exhibe pas
et qui tire son efficacité du secret dont elle s’entoure. Mme
Evangelista ne jure plus désormais que par la perte de Paul de
Manerville, et comme elle est mille fois plus avisé que lui, elle
échafaude le plan de dépouiller Paul pour remplumer sa fille.
Balzac sait très bien comment tout
cela finira, d’abord parce qu’il est l’auteur, hein ! et qu’il doit bien
connaître le dénouement, ensuite parce qu’il est devenu un spécialiste
des problèmes patrimoniaux qui fourmillent dans ses Scènes de la vie privée
et constituent le nœud des drames de ses romans, et parce qu’il a
lui-même goûté, à cette sorte d’ivresse mortifère de l’aveuglement
financier conduisant à la ruine. Alors cette fin est évoquée en quelques
pages rapides, sous forme épistolaire. Tout était déjà écrit. Le Contrat de mariage faisait foi.
Le Contrat de mariage, est un roman qui se dévore, et se boit, aussi rapidement que le Pichon-Longueville des dames Evangelista.
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