mardi 2 avril 2013



L’ART FRANCAIS DU ROMAN (AMÉRICAIN)
ou
LA DISPARITION DE SULLIVAN
 
Avec La Disparition de Sullivan, Tanguy Viel se pose la question qui hante les romanciers français : pourquoi l’histoire d’un type, en chemise à carreaux et casquette de canard, qui se poivre au mauvais whisky, juché sur le tabouret d’un bar lugubre du fin fond du Minnesota, a vocation à l’universel, alors que celle du même qui s’enfile des pastis secs les uns après les autres sous les platanes d’une ville du midi de la France, ne peut prétendre à autre chose qu’à une modeste classification dans la catégorie des romans régionalistes.
Les auteurs français, désormais qualifiés de locaux, ressemblent à des petits vieux assis sur un banc de promenade, parlant de la pluie et du beau temps, dont les livres sont tout juste bons à garnir les rayons de poussives bibliothèques publiques, tandis que, circulant en jets, descendant dans les palaces de toutes les capitales, éclusant des grands crus comme moi de l’eau municipale, adulés de tous, se tapant nos maris, nos femmes et nos enfants à tire-larigot, leurs homologues américains, vêtus de modernité éclatante, représentent à eux tout seuls la littérature et le génie créateur du siècle.
Certains penseurs apocalyptiques fulminent que ceci est dû à l’effondrement de la France, à l’immigration et à je ne sais quoi encore et d’autres, dont Tanguy Viel, plus raisonnables pensent que c’est à cause du commerce triomphal et de l’hégémonie du dollar. L’unité de mesure du monde est devenue aussi celle de la littérature et le principe sous-jacent de ses récits.
Tanguy Viel, pour le prouver, décide de se lancer dans la rédaction d’un roman à l’américaine, La Disparition de Sullivan, disparition dont on se fout un peu et lui aussi, en nous faisant assister au déroulement de l’opération. Facile, on connaît tous les stéréotypes. Quels que soient les romans ou les romanciers, on les retrouve toujours : une ville déglinguée avec des bâtiments industriels en friche ou abandonnés à un Rambo quelconque, quelques gratte-ciel de ci de là, un professeur d’université dépressif qui picole un peu, beaucoup même, qui néglige sa femme qui, elle, ne néglige pas son voisin, des 4 x 4, un barbecue, la pelouse d’une villa, du base-ball, des amis rupins, oisifs ou hyperactifs qui se déchirent, des flash-back, une bourse qui prospère ou s’effondre, un président qui meurt, un autre qui accède sans élection supplémentaire à des privautés sous un bureau. Les plus grands écrivains eux-mêmes n’échappent pas aux ravages du marketing littéraire, Philip Roth, par exemple….
J’étais en train de me dire que j’avais un certain toupet de mêler Philip Roth à cette histoire, lorsque Tanguy Viel, à la page 63, le cite en compagnie de Jim Harrison, Laura Kasischke, Joyce Carol Oates, Alice Munro, du coup, libéré, je prétends que je pourrais, moi aussi, en citer des multitudes, car ils sont tous liés par une même farine ces écrivains et puisent dans le même sac. Je comprends maintenant l’intérêt que je trouve souvent à la lecture de ces œuvres, le marketing est si insidieux et vise parfois si juste, je comprends surtout ma lassitude, car l’uniformité et la répétition sont d’horribles rengaines et tout à coup aussi ce sentiment m’envahit : on me prend depuis trop longtemps pour un imbécile !
La ménagère de moins de cinquante ans raffole de ces situations, disent les éditeurs à leurs auteurs, et les lecteurs français en sont friands aussi, alors vous allez écrire ce genre de conneries, un point c’est tout. Et ils continuent leurs recommandations, du fond de leur fauteuil, avec dans leur dos, sur la cheminée, les multiples récompenses qu’a obtenues leur écurie, car leurs auteurs, effondrés devant eux, tentent de préserver un minimum de dignité : ta, ta, ta, ta… messieurs, c’est ainsi et pas autrement, et si un jour, la ménagère de moins de cinquante ans n’aime plus ce style, si elle se met à trouver géniale la culture des navets sur un balcon, il faudra me faire des romans sur la culture des navets.
Compris ?
Rompez !
La Disparition de Sullivan est un double roman. On lit le roman américain en même temps que l’on assiste à sa confection, l’auteur choisit les ingrédients, explique ses choix au lecteur, dit, en sortant des trucs et des machins de sa caisse à outils, qu’il aurait pu faire ceci ou cela, qu’il a choisi cet événement plutôt que cet autre, ou ce passé, ou ce nom de famille et lorsqu’on ferme le livre, à travers ces hésitations, ces interrogations du narrateur et cette dérision dont il fait parfois preuve, on a aussi le sentiment d’avoir lu un roman français.
Nanti de ces ingrédients rodés aux goûts des lecteurs, le roman américain est d’une grande fertilité, avec lui tu peux pondre un Raskolnikov, un Lucien de Rubempré ou une Anna Karénine comme qui rigole. Pourvu que ce soit écrit en anglais, ou traduit de l’anglais, les pays émergeant et ceux en passe d’être immergés s’y jettent dessus.
Le roman américain devient l’actif toxique de la littérature mondiale.
Deux romans en un et pour quelques euros seulement. L’éditeur des Editions de Minuit, en plus d’être un bienfaiteur de l’humanité par les talents qu’il expose, sauvegarde nos budgets, il a compris le malaise insupportable de la dette souveraine, privée, intellectuelle, gastronomique et profondément sexuelle qui pèse sur nos épaules. Ses bouquins valent quatre sous : 14 euros pour La disparition de Sullivan, qui dit mieux ? Surtout lorsqu’il s’agit de livres beaux comme des coquilles St. Jacques poêlées.
C’est tout un art et c’est très périlleux cette idée d’écrire sur un roman en train de se faire, en général cela donne les choses les plus convenues et les plus horripilantes, l’auteur, dans la majorité des cas, se vautre, n’est pas Diderot qui veut et il faut avoir de sérieux dons et du génie pour écrire un Jacques le fataliste.
Tanguy Viel réussit cette gageure, il est vrai qu’il possède le modèle de ce qu’il ne faut pas faire : le roman américain, et qu’en même temps il a sous la main, la ressource du roman français pour lequel il a déjà montré son savoir-faire.
Et ma foi, il réussit l’un et l’autre.
 
PS : Je me demande si je ne me suis pas laissé emporter et si je traduis bien le sentiment de Tanguy Viel vis à vis de la littérature américaine. N’ai-je pas trop facilement donné libre cours à la moquerie ? Allons, allons ! Il existe là-bas, d’authentiques écrivains et de grands romans. Il fallait que ce soit dit, même en post-scriptum.
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Quelques liens:
Pour la sortie de "Moi et Diderot" (Et Sophie)

Puis Amazone et Fnac

mardi 26 mars 2013



ALLUMEZ LE FEU
 
LADIVINE

 
Marie NDiaye est une femme puissante. Elle narre des destinées humaines qui pourraient être banales mais que son écriture, tour à tour vertigineuse, somptueuse, ou économe rend fortes, denses, saisissantes et que son art du récit inscrit dans l’histoire de la littérature.
Ladivine nous réconcilie avec le contemporain. Ainsi on peut encore subir des commotions littéraires comme nous les donnent les grandes œuvres du catalogue, le plus souvent réduites au passé celles-ci, habillées de cuir et d’or parce qu’on ne saurait plus en écrire de telles, et toujours à portée de main car elles servent d’antidote, ainsi un roman d’aujourd’hui peut encore nous brûler, ah ! ce n’était donc pas fini, il n’était pas éteint, il n’était pas enterré sous la mode, la dérision, le miroir de soi, le subconscient égoïste, la vanité, la cuistrerie, ce souffle incandescent de l’écriture qui nous met en transes. <Ces émotions que Dostoïevski, Conrad et tant d’autres nous ont communiquées dans l’ardeur de nos nuits de veille peuvent à nouveau nous toucher, il bougeait donc encore le cadavre de la littérature et quelqu’un a retrouvé le secret de sa flamme, en frottant l’un contre l’autre des mots entre ses mains.
Marie Ndiaye a allumé le feu. Et ce n’est pas qu’une chanson.
Je ne suis pas en train de dire mon enthousiasme, j’écris seulement la réalité, je tente d’exprimer le bouleversement que les lignes de Ladivine peuvent communiquer à un lecteur. Elle existe derechef cette fébrilité du type se rongeant les ongles, qui se dit, encore une page, encore une, avant de refermer le livre et qui, une fois fermé, l’ouvre à nouveau, parce qu’il ne peut l’imaginer qu’ouvert, allez quelques pages de plus, s’octroie-t-il, parce que la poussée de ce fleuve en crue l’emporte, tête en haut, tête en bas, vers des rivages inexplorés. L’avais-je déjà connue cette exaltation en ouvrant un roman moderne ? Revivrai-je une autre fois l’omniprésence d’un livre qui vous manque dès que l’on ne l’a plus sous les yeux.
Ladivine fut pour moi un éblouissement. J’en fais trop ? Je suis trop lyrique ? Emphatique ? Trop zélé. Pourquoi pas ? Je m’en moque, nous avons d’ordinaire si peu de raisons de l’être.
Bien sûr les thèmes que l’on rencontre dans Ladivine sont les mêmes depuis que la littérature existe, l’amour, la mort, les communications difficiles, les destins douloureux, les timidités familiales, les tragédies, les fautes originelles qui ne s’effacent pas, les faiblesses, les mensonges, les rachats qui vous fuient, cette imprégnation des filiations que l’on refuse ou qui vous obsèdent, cette quête métaphysique des origines, tout a déjà été dit, la littérature n’invente pas, elle imagine seulement le réel mais elle surgit en tempête lorsque ce qui est écrit sous nos yeux n’avait jamais été dit de cette façon, sur ce ton-là, avec un tel art.


Marie NDiaye y ajoute ce qu’elle sait faire à la perfection, le mystère qui, chez elle, confine à la magie et qui n’ôte rien au réalisme de son œuvre.
Je m’en voudrais d’en rajouter, de dévoiler quoi que ce soit, sauf qu’il faut lire ce livre pour sa splendeur, pour ses évocations, pour les images qu’il renferme tour à tour violentes, ou apaisées, pour éprouver, pour ressentir et pour se rassurer comme moi sur la permanence de la littérature.
Marie NDiaye a obtenu le prix Femina pour Rosie Carpe, le prix Goncourt pour Trois femmes puissantes, avec Ladivine, elle monte encore d’un cran, resterait-il un prix qui récompenserait toute son œuvre et qu’elle mérite ?
Oui, sans doute !

Quelques liens:
Pour la sortie de "Moi et Diderot" (Et Sophie)

Puis Amazone et Fnac

 

samedi 16 mars 2013

C'est plutôt ça, le lien:

http://www.lindependant.fr/2013/03/16/denis-diderot-et-henri-lheritier-le-bel-equipage,1736382.php
Petite Pub:

Une fois n'est pas coutume:

file:///C:/DOCUME~1/UTILIS~1/LOCALS~1/Temp/Lheritier%202-2.PDF

samedi 9 février 2013


QUATRE CENTS EUROS EN PIPI

 

EN MARGE
 

 
L’argent entame trop aisément notre goût pour l’art et le vin, avec une attitude prétentieuse de m’as-tu-vu, je suis capable de transformer une bouteille de La Tache à quatre cent euros en pipi quand ça me chante.
Au fond, le grand avantage du vin par rapport à la musique, à la peinture ou à la littérature, c’est que cela se transforme en pipi. J’ai envie de dire ceci : dans le vin, il existe quelque chose de plus vital que la contemplation artistique, c’est la consommation à laquelle succède, puisque celle-ci est d’ordre physiologique, la transformation et comme nous sommes faits de chair et de liquide, cette opération se poursuit par l’expulsion (on pisse quoi !), dans des lieux créés à cet effet (comme l’art a ses musées, le vin possède ses pissotières), ou contre un mur, ou en pleine nature. En se secouant et en refermant sa braguette (je parle du mâle, là), l’homme peut se dire, voilà j’ai accompli ce que je devais accomplir, ma tâche est finie (ou La Tache est vide), par ma grâce, ce qui était venu de la terre, est retourné à la terre, j’ai joué mon rôle, désormais il ne me reste qu’une chose à faire : recommencer. Et il recommence, il recommence et recommence encore.
Ce rapprochement entre vin et art fait par Jim Harrison dans son livre En marge, sorte d’autobiographie sensuelle ou sensorielle, me donne à réfléchir.
Le vin et l’art ont-ils quelque chose en commun ?
Je crois le vin trop marqué par son appartenance à un lieu précis, à un paysage, à une nature de sol, au soleil, à l’eau, à un climat, à une exposition, à une histoire, à des hommes, pour se mesurer à l’art en tant que représentation du monde, il est trop proche du particulier, du déterminé, du local, trop marqué par le temps, la durée je veux dire ou le millésime, pour avoir vocation, comme lui, à l’universel.
Bon, je ne vais pas donner une définition de l’art, à quoi bon, il y en a tant et souvent excellentes, alors, on ne m’attend pas. D’autant que lorsque je crois en avoir trouvé une, c’est une autre qui arrive, puis une autre, se contredisant toutes.
Pas de définition du vin non plus, sa seule définition est dans le verre. Seulement dans le verre ? Non ! Le vin est aussi un lieu mental où le culturel a sa place.
Le vin n’est pas de l’art, trop de dépendance en lui, il est colline, forêt, fleuve, prairie, rocs, clocher, il enfonce ses pieds dans la terre. Il n’est pas fait pour exprimer une vision du monde, une virtuosité, une sensibilité, il n’est pas l’œuvre d’un artiste mais celle d’un type, assez fou en général ou quasi ivre, qui tente, millésime après millésime, de faire parler des cailloux.
Au fond, le vin est supérieur à l’art en tant que langage.
Le vin langage ?
Je fais parler les cailloux, dit en levant son verre ce type assez fou ou quasi ivre, mon vin parle à la place des cailloux.
Quel artiste pourrait faire parler des cailloux ? Hein ! Quel artiste ?
En revanche, puisqu’on ne me le demande pas, je vais m’interroger à haute voix ou plutôt ligne par ligne sur ce qui dans le vin appartient à l’art, car bien entendu il existe une création dans le vin, ni à l’endroit, ni au moment où on s’y attend, n’est-ce pas, mais à cet instant qui sonne comme un coup de canon sur une morne plaine (la morne plaine de la vie), c’est lorsqu’on ouvre une bouteille, ploppp ! Alors le mystère s’étend sur la table parmi les convives, tous ont tendu leur verre et regardent s’écouler le vivifiant liquide, avec des yeux aussi concupiscents que des amateurs d’art tombant nez à nez ( ?) sur l’Origine du monde au détour d’une salle de musée, ou d’une oreille aussi attentive que des mélomanes écoutant s’élèver l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler.
S’approcher du mystère et y goûter, c’est bien là le projet d’un amateur d’art et c’est aussi la réalité d’un amoureux du vin.
Le vin devient art lorsque nous posons notre nez au-dessus du verre, tous nos gestes et nos pensées ressemblent à celles que nous éprouvons dans la contemplation de l’art, l’émotion, la recherche esthétique, la comparaison, l’envie d’initier, de partager, l’ivresse et la joie devant une œuvre en train de s’accomplir.
Nous, consommateurs, sommes les créateurs du vin, plus nous buvons, plus nous créons, alors allons-y, hic !
Bon, je pose mon verre.
Et c’est cette vieille tête de boucanier qui s’appelle Jim Harrison, cette vieille tête burinée par les grands espaces et par le vin, cette vieille tête ridée comme une pomme suspendue dans un grenier, extrayant comme elle de sa lente surmaturité, des arômes aussi accomplis et subtils que l’air des soirées de printemps sous une véranda, c’est cette vieille tête plissée et borgne qui nous conduit sur ces chemins.
Un Américain, le meilleur d’entre eux, aimant son pays à l’excès, non dans ses excès, mais dans son humanité, dans sa modestie, sa diversité naturelle, du Michigan au Texas, du Montana au Connecticut, nous parle, une bouteille à portée de main, des ruisseaux à truites, nous fait lever la tête vers des vols d’oies sauvages, nous invite à courber le dos dans le froid des petits matins quand la neige craque sous les pas, nous parle des étés brûlants au bord des lacs, dans les nuées de moustiques, et nous comble de littérature.
Jim, merci !
 GALERIE: Andrew Wieth (USA) 1917/2009

vendredi 1 février 2013

MINETTE REMBOURSEE  

EXAMEN ANATOMIQUE (ET SURTOUT GÉNITAL) D’UN POLAR


METS TON DOIGT OÙ J’AI MON DOIGT



C’est curieux tous ces gens, hein ? ne se décourage-t-elle pas.
Dans une petite note, en bas de la page 153, l’auteur explique que les romanciers (les mauvais plutôt, encore que les bons parfois…) ont la marotte de ponctuer leurs dialogues, de cette façon : se contenta-t-il d’avouer, ou bien, crut-elle bon d’intervenir, il s’y livre donc lui aussi, manière de nous faire comprendre le ridicule de cette manie d’écrivain, qui n’a guère cessé, qui aujourd’hui prospère même, décidé-je d’insister .
Page 156, il nous sort :
Non, pour moi, c’est terminé, n’hésite-t-elle pas à le décevoir.
Et il demande au lecteur, toujours dans une petite note en bas de page : T’aimes : N’hésite-t-elle pas à le décevoir ?
À la page 170, il clôture cet exercice stylistique de détestation, par un :
Le hasard, je t’en fais cadeau, Doc, regarde-son-verre-vide-t-il.
Sans commentaire cette fois, mais l’auteur a amené son lecteur où il voulait. Cette critique appliquée et progressive est une belle invention d’écrivain.
Je suis très bon client de ce genre d’exercice, mieux, si je trouvais des drôleries de ce style dans les Pensées de Pascal ou dans les Méditations poétiques de Lamartine, cela me comblerait de joie et jouer à ça à l’intérieur d’un polar dénote une fière liberté d’auteur. Faire de la littérature en ayant l’air de s’en moquer tout en brocardant la mauvaise, c’est du grand art !
Pascal : Non, je vous en supplie, ne désespérez pas, coassé-je, car pour croasser il me faudrait un " r ", et je n’ai même pas la force de m’en rouler un.
Je me demande si c’est bien le même Pascal.
En revanche on a sans doute reconnu Frédéric Dard dans son exercice policier de San Antonio qui a beaucoup égayé ma jeunesse, éveillé mes sens, qui m’a appris que la littérature n’était pas cette vieille dame un peu rêche que les enseignants, malgré leur bonne volonté, ne parvenaient pas à dépouiller de son poil au menton, chez qui ils n’arrivaient pas à déceler cet érotisme toujours latent qu’à coup sûr elle contient, qui ne nous montraient pas les dessous affriolants que pourtant elle ne cesse d’agiter sous nos nez et à qui un léger glissement de compréhension et d’explication aurait suffi pour nous la livrer toute chaude et épicée, la littérature, je veux dire.
Pourquoi pas quelques San Antonio dans les programmes, saupoudrant les grandes œuvres qui, du coup, auraient paru ludiques, elles aussi, car un écrivain, un grand, que fait-il d’autre que jouer avec les mots ?
L’éveil des sens, oui, ô combien, ici, par exemple dans ce mets ton doigt où j’ai mon doigt paru en 1979, sous Giscard, ineffable écrivain de l’Académie française à qui nous devons l’inoubliable roman Le passage, voici San Antonio en action. Alerté par un gémissement, le commissaire pénètre dans le cabinet médical du docteur Adhémar Rapière, là, dans un capharnaüm de revues médicales amoncelées comme après un tremblement de terre en Chine, il aperçoit sur une table d’examen aux repose-jambes largement déployés, une dame à qui le médecin, installé entre ses cuisses, sur un prie-dieu, est en train de faire une magistrale tyrolienne à crinière. Je crois savoir de quoi il s’agit. Le commissaire laisse se poursuivre la consultation et la dame, très satisfaite, après un ahhhaahhh illimité, se lève, se reculotte, se rechausse, se remet, se recoiffe, se repoudre puis paie son médecin, tandis que celui-ci remplit l’ordonnance.
C’est aussi une forme de soin, dit-il à San Antonio, en se léchant encore les babines, en tout cas personne ne se plaint (elles auraient mauvaise grâce à se plaindre, c’est remboursé par la sécurité sociale, dites) car je traite ainsi la moitié des femmes du canton et pour vous, qu’est-ce que ce sera ?
Le commissaire : Euh, non, je ne viens pas pour la même chose, s’empresse-t-il de se défendre.
Je commence à avoir des réflexes d’écrivain à succès, une aube de gloire se lève, me hâté-je de m’admirer.
Ce Rapière qui s’est instauré président de la S.M.T.C, Société des Minettes Toutes Catégories dont le blason représente une langue pendante stylisée, conte sur trois pages les nobles buts humanitaires de cette O.N.G, ses techniques d’intervention et ses résultats époustouflants.
Voilà, j’avale un San Antonio comme un petit blanc frais sur des huîtres, d’ailleurs, et c’est bon signe, le vin tient une grande importance chez cet auteur, toutes les appellations y passent, un homme de goût, Frédéric Dard, il fournit tout, les coquillages, le citron, le seau à glace, la serviette blanche autour de la bouteille de Muscadet, le rince-doigts et les pensées lubriques, la vie quoi !
Il fait refuser à un de ses personnages un sandwich, comme une sœur de charité repousse la zézette d’un manœuvre étranger et un autre écoute de la musique ultra douce, si douce qu’un diabétique ne pourrait l’écouter sans danger.
Si je devais me livrer à un inventaire exhaustif des citations et trouvailles de Frédéric Dard, il me faudrait des pages et des pages et quand je pense à l’indigence vaniteuse de bon nombre de romans modernes, je me dis que cette richesse-là et cette joie d’écrire que certains regardent de haut sont le plus beau présent qu’un auteur puisse faire à son lecteur.
L’histoire de mets ton doigt où j’ai mon doigt ? Je ne sais pas, je n’ai pas tout compris, il y a pas mal de morts qu’on n’a pas le temps de ramasser, des partouzes, des draps en satin, des tringlées rabelaisiennes par l’adjoint Bérurier, le mégot baveux au coin de la gueule de l’autre adjoint, Pinaud, des cunnilingus donc comme s’il en pleuvait, des culottes, des attentats, des ventrées de choucroute, des incendies, des plaies, du Beaujolais, des bosses, du n’importe quoi que Dard a du mal à réunir à la fin, pour que cela s’explique un peu, pour qu’il y ait à tout cela une tête et une queue, mais le lecteur s’en moque, échauffé, les glandes frissonnantes comme de l’ail qui rissole, il est déjà passé au plat suivant : Remets ton slip, gondolier ou bien Mon culte sur la commode.
DECOR: Michel Gourdon

jeudi 24 janvier 2013



GOMBROWICZ OU L’ART DU ROMAN NON TEMPÉRÉ


COSMOS

Qu’est-ce qu’un roman policier ? Un essai d’organiser le chaos.
En guise de préface à Cosmos, Witold Gombrowicz donne des extraits de son Journal des années 62 et 63, où il notait quelques réflexions au sujet du roman qu’il était alors en train d’écrire. Ce qu’est-ce qu’un roman policier ? et cette histoire d’organiser le chaos ne sont pas inutiles, loin de là, à la compréhension de ce livre. Cosmos est le premier roman de Gombrowicz que je lis, c’est même le premier livre de lui que j’ouvre et je suis estomaqué par la liberté et la loufoquerie qui s’en dégagent. Sortir secoué d’un roman est la meilleure chose qui puisse arriver à un lecteur, même si la secousse le laisse ahuri et perplexe.
Le but de Gombrowicz, à travers Cosmos, consiste, en effet, à extraire un roman du sein du chaos, il ne s’agit pas d’arriver à reproduire une réalité du monde par l’entremise de l’écriture, il est question de se saisir de perceptions disparates et de tenter d’en faire un roman.
Ce que je viens de dire serait encore trop simple pour Gombrowicz car cet écrivain est un loustic, un artificier, un écrivain du désordre, il prétend organiser le chaos mais son projet est de nous y enfoncer avec lui.
 
Saisir des événements au sein d’un chaos c’est capter des sensations et en faire le récit suppose de découvrir des relations entre des objets, des actions, des événements, des caractères, fragments de vie recollés par tout romancier normal en une réalité harmonieuse ou au moins cohérente, possédant un début, une fin et une continuité logique. Gombrowicz procède, semble-t-il, de la même façon, mais sa reconstitution est aléatoire et son but est de faire de ce cheminement erratique le roman proprement dit, le lecteur étant impliqué dans ce processus de création, comme si se reconstituait sous ses yeux une céramique ancienne, une sorte de puzzle auquel, grâce à quelques morceaux récupérés çà et là, on donne une forme en tentant de retrouver ou d’inventer l’anecdote qui la sous tend. À certains moments on surprend Gombrowicz en train d’enfoncer de force, en tapant, en pestant comme un enfant, une pièce de puzzle dans un emplacement qui n’est pas le sien, qu’est-ce qu’il fait, se dit-on, ça ne marchera pas, il le sait bien, pourquoi procède-t-il ainsi et il tape, tape, et à d’autres moments dans un grand rire, le même Gombrowicz balance toutes les pièces, avec l’air de dire, à vous maintenant, allez-y puisque vous êtes si forts.
Deux étudiants polonais, Fuchs et le narrateur, qui se prénomme Witold (quelle coïncidence !), quittent Varsovie en quête d’un séjour temporaire à la campagne. On ne sait guère pourquoi ils partent, on ne sait même pas s’ils sont de vrais amis, d’ailleurs l’auteur s’en fout un peu, il ne tient pas à savoir d’où ils viennent, d’autant que s’agissant de lui, il sait parfaitement d’où il vient. Une famille assez caricaturale les prend en pension : Léon Wojtys, un retraité de la banque, une tête de courge, une tête de gnome dont la calvitie, rehaussée par l’éclat sarcastique d’un binocle, envahissait la table, sa femme dite Bouboule, bourgeoise grosse et ronde, leur fille Léna, plutôt séduisante, son mari Lucien plutôt imbécile et une Catherette parente éloignée jouant ici un rôle de servante.
Voilà pour la distribution.
Pour l’action, on dispose de ce qui suit :
Le premier élément déclencheur est un moineau pendu à un fil de fer, à proximité de la maison des Wojtys, le deuxième élément est la bouche comme trop fendue d’un côté de Catherette puis, au fur et à mesure du récit, d’autres éléments s’ajoutent à la manière d’indices dans un roman policier, Gombrowicz s’attachant à corser la difficulté : la main de Léna, un cendrier, une théière, un chat, bref n’importe quoi, allez donc faire un roman avec ça, dit Gombrowicz en rigolant et s’enfermant dans son piège, eh bien ! justement c’est ce qui m’amuse, je parsème mon récit de fragments normaux ou insolites et tente de les relier entre eux, moi Witold, je vais essayer de tirer quelque chose de ça, et peu importe si cela tient avec des bouts de ficelle, c’est ainsi que s’écrit un roman, peu importe son accomplissement, d’ailleurs rien n’est accompli dans la vie, suivez-moi, on verra bien, que risque-t-on après tout ?
Très vite on s’aperçoit que Gombrowicz n’a aucune intention de mettre fin au chaos, il a plutôt envie d’en rajouter, d’ailleurs créer n’est-ce pas, sous prétexte d’un ordre, rajouter du chaos au monde, alors il y va, fonce, se déchaîne, invente ce qu’il peut trouver de plus loufoque, de plus absurde, cela tient comme ces machines de Tinguely, construites de bric et de broc, avec ce qui lui tombait sous la main, qui n’ont aucune utilité, qui font un certain bruit, sont mues par des mouvements sans but, c’est suffisant pour faire une œuvre : par exemple, ce pauvre Wojtys qui est un fou pur, s’exprime parfois, à coups de Tri Li Li ou d’autres fois à coup de " berg " auquel cas ça peut donner ceci :
Il dit alors :
- Berg
Je répondis :
- Berg
- Bemberguement du bemberg dans le berg ! s’écria-t-il, sur quoi je m’écriai :
- Bemberguement du bemberg dans le berg !
Il se calma complètement et l’on n’entendit plus rien, moi je pensai le moineau Léna le bout de bois Léna le chat la bouche le miel la lèvre déviée le mur la motte la raie le doigt Lucien les buissons il pend ils pendent la bouche Léna ici là-bas la théière le chat la clôture le bout de bois la route Lucien le prêtre le mur le chat le bout de bois le moineau le chat Lucien il pend le bout de bois il pend le moineau il pend Lucien le chat je vais pendre.
Voilà, qu’est-ce que je disais, ça secoue non ? Quelques morceaux de bravoure sont jetés ça et là : Bouboule tape à coups sourds sur une souche, Witold étrangle un chat par hasard, Lucien se pend, tout ceci forme un joyeux bordel dont il ne sortira rien et d’ailleurs à quoi bon ordonner le chaos, ordonnons-nous dans la vie tout ce qui nous est extérieur, relions-nous un sourire à je ne sais pas moi, une paire de pantoufles par exemple, ou une poêle à frire, ou un bidet, ou un type qui tombe d’un vélo, ou une musique sortant d’une fenêtre, cela existe ensemble mais cela ne forme pas nécessairement une histoire, ordonner ces événements ôterait de l'inattendu au monde, et le roman est du pur inattendu, l’ordre nous consume, le chaos nous met en mouvement.
Gombrowicz avec un matériau disparate essaie de construire quelque chose, puis le déconstruit, puis construit autre chose, et par son génie, ce constructivisme absurde finit par faire un roman.
La leçon de Cosmos ? Il n’y a pas de leçon, Gombrowicz s’amuse, certaines scènes sont désopilantes, il procède par accumulations ou juxtapositions, et son style possède quelques ressemblances avec la manière de Thomas Bernhard, autre grand amuseur loufoque.
À la fin on pense, mais que voulait-il dire ? Trop tard, lui, Witold, alors que l’on en est encore à se poser des questions est déjà retourné à Varsovie, chez son père. Aujourd’hui à déjeuner, on a mangé de la poule au riz. C’est la dernière phrase du roman. Vous voyez bien qu’il s’en fout.
Désormais j’ai très envie de lire Ferdydurke, considéré comme son livre majeur, car cette ahurissement-là, seule la littérature le permet et Gombrowicz est un grand maître de l’art ahurissant.

Décor: Jean ARP

mercredi 16 janvier 2013




PIPI DANS LES FLEURS BLANCHES




SOLEIL COUCHANT


Mère poussa un faible cri. Elle prenait sa soupe dans la salle à manger.
Je pensai que quelque chose de désagréable était tombé dans son assiette.
- Un cheveu ? demandai-je.
- Non.
D’où vient que lisant cet incipit, j’ai eu la révélation immédiate que j’étais en train d’ouvrir un formidable livre ? Le style ? La modestie du propos ? La dérision ? D’où provient cette différence, tenant parfois à l’épaisseur d’un simple cheveu, justement, qui fait passer un texte de l’inconsistance au chef d’œuvre ? C’est la question que pose la littérature et que l’on ne résoudra jamais, en tout cas moi, sous mon chapeau de paille, je ne veux pas y répondre, me tenant comme un pécheur à la ligne, assis à l’ombre, les yeux fixés sur son bouchon, dans l’expectative d’une rencontre. Le plaisir de lire c’est d’attendre au bord de l’eau.
Un peu plus loin :
Nichée dans les fleurs blanches, elle m’appela en lançant un petit rire :
- Kazuko ! Devine ce que Mère est en train de faire.
- Elle cueille des fleurs.
Elle dit à mi-voix en riant :
- Pipi !
Ici, en revanche, plus de doute, je suis sûr, à titre personnel, que je vais lire une grande chose. Pour la raison principale que je suis très aguiché dès qu’une femme s’accroupit et fait pipi dans la nature (tant dans un livre que dans la vie (écrire c’est avouer)), c’est une vision intime qui me comble de désir, satisfait mes pulsions, me soulage, bref me remplit d’allégresse et fait flotter au vent mon uroflamme (d’accord, c’est un peu limite !) et pour la raison annexe, que le titre, Soleil couchant, et le sous-titre, Crépuscule de l’aristocratie, tous deux d’une insolente nostalgie, me plongent dans une attente vespérale pleine de mystère, au sein d’une pré-obscurité agissante qui stimulent cette passion qui m’habite de préférer ce qui finit à ce qui commence.
À la fin de ma lecture, découvrant sur la quatrième de couverture (qu’il faut lire, comme les préfaces, c’est-à-dire, au tout dernier moment, avant de reposer le livre sur le rayonnage de sa bibliothèque) de cet ouvrage paru chez Gallimard en 1961, que l’expression Gens du Soleil couchant, après la parution du livre d’Osamu Dazaï, fit fortune au Japon où elle désigna les membres déchus de l’aristocratie, j’ai compris que je n’étais pas le seul à avoir aimé ce livre, le Japon entier était derrière moi.
Quand Dazaï écrit Soleil couchant, (Shayo) en 1947, le Japon découvre le doute, il est confronté au déclin de l’astre impérial et à quelque chose d’inconnu pour lui jusqu’alors : le sentiment de la défaite. Nous, nations européennes, sommes rompus à la notion de défaite, elle nous a façonné au long des siècles, elle a tanné notre cuir historique, nous a appris que les civilisations sont des pacotilles que bottes et bombes rendent, à échéances répétées, friables et ridicules, qu’elles peuvent nous claquer dans les doigts pour un oui ou pour un non, nous laissant, la gueule ouverte dans la poussière des démolitions et le sang des innocents, abasourdis, mais prêts à recommencer. Le Japon lui, devant le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds, a le sentiment de vaciller, d’éparpiller ses îles, ses presqu’îles, ses archipels, de les noyer sous la vague et de perdre son âme.
Kazuko et sa mère appartiennent à une famille de la haute aristocratie ruinée par la guerre, elles ont quitté leur hôtel particulier de Tokyo pour aller vivre dans un modeste chalet de montagne, au-dessus de la ville. Le frère de Kazuko, Naoji, que toutes les deux croient mort au combat, dans une île lointaine du Pacifique, débarque un jour chez elles, lessivé, drogué, inapte définitif à la vie civile. On croit toujours que la réussite est exemplaire, il me semble que la force d’entraînement de l’échec est souvent plus puissante encore. Kazuko éprouve de la curiosité pour la dépravation qui fait traîner son frère dans tous les bouges de Tokyo et qui le cloître ensuite des journées entières, dans sa chambre, désespéré, vide d’un quelconque projet.
Les forces de ces aristocrates les abandonnent peu à peu, elles leur permettent tout juste de mépriser et de se mépriser eux-mêmes, de vivre isolés mais ensemble comme pour mieux se faire souffrir. Les repères sociaux abolis, ce sont, après eux, les repères moraux qui craquent. Kazuko dans un vertige de déchéance se force presque à devenir amoureuse d’un ami de son frère, un romancier débauché de qui elle veut avoir un enfant.
Soleil couchant c’est la mésaventure d’une classe sociale qui sombre et s’éteint dans de farouches splendeurs résiduelles, le dédain de la mort, la fréquentation maladive du malheur, la distance avec les autres, en se faisant hara-kiri sans aucune intention héroïque, par pur désespoir d’exister. Oui, je sais, ce n’est pas drôle !
Kazuko ne cesse d’être visitée par ce leitmotiv : " L’homme est fait pour l’amour et la révolution ". Pure imagination ! Quel ressort lui reste-t-il pour aimer ou se révolter ? Quelle énergie pourrait encore posséder cette famille, sauf celle de se torturer soi-même ?
Il existe sans doute dans l’aristocratie, c’est peut-être le propos de Dazaï (mais il ne veut rien prouver, il note simplement, il se regarde vivre, ou plutôt, il écrit sa mort, Soleil couchant est écrit par un mort à l’intention des morts, oui c’est le premier livre pour lequel j’ai le sentiment qu’il devrait être lu par des morts, c’est stupide mais c’est ainsi), une forme de rejet social qui pousse à être différent, toujours différent de la majorité.
 
Kazuko lit l’Introduction à l’Economie politique de Rosa Luxembourg, sa mère venère Hugo, Dumas, Musset, etc, ces aristocrates nippons sont imprégnés de culture occidentale et, à de nombreux moments, cette imbrication d’une culture ancestrale japonaise et d’une influence occidentale m’a fait penser à Tanizaki, autre écrivain nippon époustouflant, comme si la tradition permettait, au fond, dans cette course déchaînée au progrès, de sauvegarder des valeurs pérennes mais ce qui est désillusion chez Tanizaki est désespoir chez Dazaï. Ce choix de Rosa Luxembourg, c’est-à-dire l’espoir d’un monde autre, la constitution d’un nouvel horizon, la perspective d’une possibilité de futur, pourrait empêcher le dévalement vital de Kazuko, il semble que ça le favorise. Je ne saurais en dire plus car je ne veux pas sous estimer Rosa Luxembourg, je ne l’ai jamais lue, mais je crois pouvoir affirmer que c’est sans doute le dernier auteur que je lirai, tant qu’il en existera d’autres, comme Dazaï par exemple.
Pourquoi éprouvé-je cette fascination à la lecture de Soleil couchant ? Serais-je sensible à l’orgueil blessé des vaincus (eux au moins portent la douleur et la punition du sang versé) plus qu’à la stupide vanité ou au bon droit des vainqueurs ?
Naoji, qui ne se résigne pas à vivre, se décide à mourir, refaire le Japon, oui, peut-être, mais sans lui, ça ne l’intéresse pas, il préfère la compagnie des fantômes, et le refuge des temps anciens, même si sa famille, son histoire ne le concernent guère, il laisse une lettre à sa sœur, comme un adieu, elle finit par ces mots :
Je n’ai aucun motif d’espérance. Au revoir.
…..
La nuit s’achève, le ciel s’éclaire. je t’ai fait souffrir longtemps.
Au revoir. Mon ébriété d’hier soir est entièrement finie. Je mourrai sobre.
Ici, le précèdent propriétaire du livre, sans doute spécialiste comme moi de l’ivresse, a barré le mot " sobre " et l’a remplacé par le mot " à jeun ", il a raison, la sobriété est un état plutôt permanent qui s’applique mal au cas d’un arrêt d’alcoolisation d’un jour (je sais ce que je dis !), le traducteur a eu une faiblesse passagère, tiens, je me rends compte qu’il y a deux traducteurs, Hélène de Sarbois et G. Renondeau, à qui il faut rendre hommage, ils n’ont hoqueté que sur l’ivresse.
Une fois encore, au revoir.
Kazuko.
Je suis un aristocrate.
Osamu Dazaï, dans son puissant constat de l’impossibilité d’une vie acceptable, est mort comme ses héros, d’une manière folle, avec l’élégance, dans la déchéance, d’un prince à la tour abolie.
Bon ! Comme moraliste on fait mieux, mais comme écrivain, peu sont de sa race.
Peu de temps après ce livre on trouva son cadavre dans un barrage. C’était en 1948. Il avait trente-neuf ans. Lui aussi était un aristocrate.
Il a suffi des quelques pages de Soleil Couchant pour connaître l’intensité de son désespoir et la splendeur de sa littérature.
DECOR:
HOKUSAÏ KATSUSHIKA (1760-1849)

dimanche 6 janvier 2013

LA MISERE DU MONDE  
MESSAGERIE ET MISERE DU MONDE
Je reçois tous les jours dans ma messagerie des suggestions pour améliorer mes performances sexuelles (que l’on doit juger moyennes) ainsi que des méthodes d’accroissement de mon potentiel organique (je mesure avec effroi l’écart qui me sépare d’un équipement de bon aloi).
Le matin, j’efface ces promesses de jouissances virtuelles, j’en pleure, ai-je le droit de passer à côté de tout ça ? mais j’efface quand même.
Il y a plus malheureux que moi.
Ainsi le message de cette jeune fille : Haut dirigeant d’un pays africain, son père est abattu en plein conseil des ministres par un opposant, sa mère, désespérée, est obligée de quitter son logement ; recueillie par un vague parent elle se retrouve taxi girl dans un bar mal famé d’un port de commerce, on la découvre un beau matin sur un quai, nue, ligotée, au milieu d’un chargement de coton, tuée par une balle tombée d’un cargo. Reinita, quant à elle, c’est le nom de la jeune fille qui m’envoie ce SOS, a été violentée par son oncle, par son professeur de mathématiques et par les policiers auprès desquels elle se plaignait, elle est donc atteinte du sida, elle a perdu la vue et a étranglé de ses mains son enfant handicapé qu’elle a jeté dans une poubelle, elle envisage de se suicider, plus rien ne la retient à la vie.
Ah, oui, une seule chose, elle dispose de 350 millions de dollars en Suisse que son père avait mis de côté mais la poisse la poursuit, elle ne peut pas y toucher sans une formalité que l’Européen que je suis peut parfaitement remplir.
C’est décidé, je ne me défilerai pas devant tant de malheur. Je dois moi aussi accomplir ma part d’humanitaire. Je vais l’aider.
Elle habite Lagos, au Nigeria, mon Dieu pauvre fille.
Ah, l’Afrique, quel continent !

Le décor: Basquiat
Georges Mimiague (Hyperréaliste)
Rebeyrolle

mardi 1 janvier 2013


SAUVER LA LUNE
 
LE JOURNAL D’UN FOU
 

 
Gogol c’est de la cosmoslittérature, c’est-à-dire une chose dont la seule contrainte est d’utiliser des mots, de les ordonner et pour le reste de planer haut, très haut avec cette sorte de vol amusé de libellule, une chose qui peut faire un bruit d’aile ou reproduit parfois le choc de l’aplatissement d’un bourdon sur une vitre, une chose inattendue comme le nez d’un grand vin, complexe et persistant. Lire Gogol c’est respirer un grand cru. Le Journal d’un Fou est un espace de temps prélevé sur le temps de vie d’Auxence Ivanovitch et la question que se pose aussitôt un lecteur en refermant la nouvelle, comme si une sorte de parenté s’était instaurée, car cet imaginaire-là est profondément sensible, est : Mon Dieu ! cet Auxence, qui était-il avant, que va-t-il advenir de lui après ?
Issu des Nouvelles pétersbourgeoises, qui comprend aussi La perspective Nevski, Le nez, La calèche, Le manteau, Le journal d’un fou comme les autres nouvelles du récit, exprime à la perfection la fantaisie et le délire littéraire de Gogol et sa nouveauté dans une Russie de 1835, qui ne s’amuse pas, elle, soumise à un despotisme féroce lequel avalait de travers la liberté de Gogol et sabrait à tire-larigot des passages entiers de ses œuvres.
Le vieux fou, du Journal d’un vieux fou de Tanizaki, qui m’a fait repenser au Journal d’un Fou de Gogol était surtout fou des pieds de sa bru qu’il rêvait de sucer (les pieds), le fou de Gogol, quant à lui, parle au chien de la fille de son directeur et devient insane de la tête aux pieds.
Auxence, une quarantaine d’années, est un employé de trente sixième zone d’un ministère à Saint Pétersbourg ; depuis Pierre le grand, le fonctionnariat en Russie est organisé, comme l’armée, selon une hiérarchie divisée en grades, Auxence doit être royalement l’équivalent de caporal, il taille des plumes (pour écrire) à l’intention de son directeur, c’est sa principale tâche, et le soir ou le matin, on n’en sait rien, il rédige son journal. Le 3 octobre d’une année indéfinie, c’est le début du journal, il se rend à son ministère et s’y fait sermonner, il est en retard, il n’en fout pas une rame, sur le trajet, ce jour-là, au milieu de la perspective Nevski, sont descendus devant lui d’une calèche, Sophie, la fille de son directeur, et son chien Medji qui, sous le nez d’Auxence, a été interpellé par le chien de passantes et s’est mis à parler avec lui, rien de si étrange, a pensé Auxence, un poisson en Angleterre serait, paraît-il, sorti de l’eau pour dire bonjour à la cantonade. J’ai lu aussi dans les journaux que deux vaches étaient entrées dans une boutique pour acheter une livre de thé. Donc tout va bien, sauf pour le lecteur qui comprend qu’Auxence est en train de couper ses principales lignes de communication avec la raison. Le fou de Gogol met plusieurs longueurs d’avance au vieux fou de Tanizaki. C’est parti : le 6 novembre son chef de section lui crie à la figure qu’il n’est qu’un zéro, rien de plus. Le 9 novembre, plus personne ne s’aperçoit de sa présence dans son bureau, le 11, il s’installe dans le cabinet du directeur : j’ai taillé pour lui vingt-trois plumes, le 13 novembre, il lit des textes rédigés par un chien, cette lettre est écrite très correctement, note-t-il, la ponctuation et les accents sont toujours à leur place. Le 3 décembre, il pense qu’il est comte ou général, que rien ne s’oppose donc à ce qu’il épouse Sophie, le 5 il se préoccupe de ce qui se passe en Espagne où le trône est vacant, à cause des débuts du carlisme, le 8 décembre, il jette deux assiettes sur le plancher et réfléchit toujours aux affaires d’Espagne, le lecteur comprend qu’il n’y a pas que des assiettes cassées, la mesure semble comble.
La date qui vient après est An 2000, 43ème jour d’avril, ça y est il a levé l’ancre, Auxence navigue dans une soupe irréelle où le temps, l’espace et les événement extérieurs sont mixés, il est devenu roi d’Espagne. Tout s’accélère. Il se rend au ministère, on lui fait parapher des papiers pour le foutre dehors, il signe Ferdinand VIII.
C’est l’effondrement, il note à la suite de l’an 2000 : Pas de date. Ce jour-là était sans date, c’est justement le jour où il croise le tsar sur la perspective Nevski, mais il ne se présente pas comme roi d’Espagne : Ce qui m’arrête, c’est que je n’ai pas encore le costume national espagnol. Puis on le retrouve à Madrid le 30 février. Au Conseil d’Etat où ne siègent que des gens très intelligents, il proclame : Messieurs, sauvons la lune, car la terre veut s’asseoir dessus. Le chancelier entre, tous les conseillers s’enfuient, enfin tous ceux qui n’ont pas grimpé aux murs pour attraper la lune, lui, en revanche, se prend un coup de bâton. Mais le chancelier, à ma stupéfaction, m’a donné un coup de bâton et m’a reconduit de force dans ma chambre. Il confond l’étiquette de la cour d’Espagne avec le règlement intérieur de l’asile.
C’est un grand n’importe quoi finissant à une date indéchiffrable par un appel à sa mère du fond de sa cellule, il n’y a plus qu’une mère pour le sortir de là, et par ce mot : Hé, savez-vous que le dey d’Alger a une verrue juste en dessous du nez ?
J’entends souvent cette réflexion qui m’exaspère, d’écrivains, de mauvais écrivains plutôt : " ce livre est une thérapie, il fallait que je l’écrive ", sale coup pour la littérature cette idée qu’elle puisse soigner, dans le cas d’Auxence Ivanovitch, elle le flingue, je suis plutôt content de proclamer avec Gogol que l’écriture ne sert à rien et que souvent elle rend fou, allez, couché ! non, ce n’est rien, c’est mon chien qui me parle.
Kafka devait être jaloux de Gogol.
Quand on demandait à celui-ci quelles étaient ses intentions en écrivant ce genre de nouvelles, il répondait qu’il n’en avait aucune, qu’il s’amusait, sans direction, ni projet préalable, que c’était ça la littérature, mais moi je sais bien qu’il voulait sauver la lune.
Bon sang ! Je vais me remettre aux Ames mortes.
DECOR: Alexej Jawlensky (1864-1941)