QUATRE CENTS EUROS EN PIPI
EN MARGE
L’argent entame trop aisément notre
goût pour l’art et le vin, avec une attitude prétentieuse de m’as-tu-vu,
je suis capable de transformer une bouteille de La Tache à quatre cent
euros en pipi quand ça me chante.
Au fond, le grand avantage du vin par
rapport à la musique, à la peinture ou à la littérature, c’est que cela
se transforme en pipi. J’ai envie de dire ceci : dans le vin, il existe
quelque chose de plus vital que la contemplation artistique, c’est la
consommation à laquelle succède, puisque celle-ci est d’ordre
physiologique, la transformation et comme nous sommes faits de chair et
de liquide, cette opération se poursuit par l’expulsion (on pisse
quoi !), dans des lieux créés à cet effet (comme l’art a ses musées, le
vin possède ses pissotières), ou contre un mur, ou en pleine nature. En
se secouant et en refermant sa braguette (je parle du mâle, là), l’homme
peut se dire, voilà j’ai accompli ce que je devais accomplir, ma tâche
est finie (ou La Tache est vide), par ma grâce, ce qui était venu de la
terre, est retourné à la terre, j’ai joué mon rôle, désormais il ne me
reste qu’une chose à faire : recommencer. Et il recommence, il
recommence et recommence encore.
Ce rapprochement entre vin et art fait par Jim Harrison dans son livre En marge, sorte d’autobiographie sensuelle ou sensorielle, me donne à réfléchir.
Le vin et l’art ont-ils quelque chose en commun ?
Je crois le vin trop marqué par son
appartenance à un lieu précis, à un paysage, à une nature de sol, au
soleil, à l’eau, à un climat, à une exposition, à une histoire, à des
hommes, pour se mesurer à l’art en tant que représentation du monde, il
est trop proche du particulier, du déterminé, du local, trop marqué par
le temps, la durée je veux dire ou le millésime, pour avoir vocation,
comme lui, à l’universel.
Bon, je ne vais pas donner une
définition de l’art, à quoi bon, il y en a tant et souvent excellentes,
alors, on ne m’attend pas. D’autant que lorsque je crois en avoir trouvé
une, c’est une autre qui arrive, puis une autre, se contredisant
toutes.
Pas de définition du vin non plus, sa
seule définition est dans le verre. Seulement dans le verre ? Non ! Le
vin est aussi un lieu mental où le culturel a sa place.
Le vin n’est pas de l’art, trop de
dépendance en lui, il est colline, forêt, fleuve, prairie, rocs,
clocher, il enfonce ses pieds dans la terre. Il n’est pas fait pour
exprimer une vision du monde, une virtuosité, une sensibilité, il n’est
pas l’œuvre d’un artiste mais celle d’un type, assez fou en général ou
quasi ivre, qui tente, millésime après millésime, de faire parler des
cailloux.
Au fond, le vin est supérieur à l’art en tant que langage.
Le vin langage ?
Je fais parler les cailloux, dit en levant son verre ce type assez fou ou quasi ivre, mon vin parle à la place des cailloux.
Quel artiste pourrait faire parler des cailloux ? Hein ! Quel artiste ?
En revanche, puisqu’on ne me le
demande pas, je vais m’interroger à haute voix ou plutôt ligne par ligne
sur ce qui dans le vin appartient à l’art, car bien entendu il existe
une création dans le vin, ni à l’endroit, ni au moment où on s’y attend,
n’est-ce pas, mais à cet instant qui sonne comme un coup de canon sur
une morne plaine (la morne plaine de la vie), c’est lorsqu’on ouvre une
bouteille, ploppp ! Alors le mystère s’étend sur la table parmi les
convives, tous ont tendu leur verre et regardent s’écouler le vivifiant
liquide, avec des yeux aussi concupiscents que des amateurs d’art
tombant nez à nez ( ?) sur l’Origine du monde au détour d’une salle de musée, ou d’une oreille aussi attentive que des mélomanes écoutant s’élèver l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler.
S’approcher du mystère et y goûter, c’est bien là le projet d’un amateur d’art et c’est aussi la réalité d’un amoureux du vin.
Le vin devient art lorsque nous posons
notre nez au-dessus du verre, tous nos gestes et nos pensées
ressemblent à celles que nous éprouvons dans la contemplation de l’art,
l’émotion, la recherche esthétique, la comparaison, l’envie d’initier,
de partager, l’ivresse et la joie devant une œuvre en train de
s’accomplir.
Nous, consommateurs, sommes les créateurs du vin, plus nous buvons, plus nous créons, alors allons-y, hic !
Bon, je pose mon verre.
Et c’est cette vieille tête de
boucanier qui s’appelle Jim Harrison, cette vieille tête burinée par les
grands espaces et par le vin, cette vieille tête ridée comme une pomme
suspendue dans un grenier, extrayant comme elle de sa lente surmaturité,
des arômes aussi accomplis et subtils que l’air des soirées de
printemps sous une véranda, c’est cette vieille tête plissée et borgne
qui nous conduit sur ces chemins.
Un Américain, le meilleur d’entre eux,
aimant son pays à l’excès, non dans ses excès, mais dans son humanité,
dans sa modestie, sa diversité naturelle, du Michigan au Texas, du
Montana au Connecticut, nous parle, une bouteille à portée de main, des
ruisseaux à truites, nous fait lever la tête vers des vols d’oies
sauvages, nous invite à courber le dos dans le froid des petits matins
quand la neige craque sous les pas, nous parle des étés brûlants au bord
des lacs, dans les nuées de moustiques, et nous comble de littérature.
Jim, merci !
GALERIE: Andrew Wieth (USA) 1917/2009